Un mal ravage les troupeaux bovins et ovins et même les chevaux. L’Eure-et-Loir est le département le plus touché. En quelques heures, la bête se met en arrière du troupeau, frissonne, halète et s’écroule en éliminant des déjections sanglantes. Du sang lui coule de la bouche et des naseaux. Son ventre est ballonné. Un couteau plongé dans le cadavre encore chaud fait sortir un sang épais et presque noir – d’où le nom d’anthrax ou charbon donné à la maladie. La rate de l’animal est également très grosse. Les cadavres des bêtes atteintes donnent l’impression d’avoir été carbonisés. La maladie peut frapper l’homme en contact d’animaux morts ou mourants, à la faveur de simples écorchures. On incrimine alors les eaux croupissantes, les piqûres d’insectes, et surtout les pâturages empoisonnés : mais par quel poison ?

En 1877, Pasteur est retraité de l’enseignement depuis novembre 1872 mais il a conservé la direction de son laboratoire de la rue d’Ulm. Le ministre de l’agriculture le charge d’étudier cette maladie. Pourquoi lui, ni médecin ni vétérinaire ? Pasteur a vaincu la pébrine (Pasteur combat la maladie du ver à soie), quoiqu’il soit plus exact de dire qu’il a réussi à éloigner le fléau sans agir directement sur l’agent infectieux. Sa réputation n’est plus à faire. Pourtant, lorsqu’à la fin de 1865 il est chargé d’enquêter sur l’épidémie de choléra venue d’Egypte et qui touche bientôt Marseille puis Paris, c’est l’échec. L’air et les poussières ne révèlent pas de germes à l’examen microscopique. Le sang des malades est analysé chimiquement, mais on ne pense pas à y rechercher des microbes, ce que l’on ne sait pas bien faire au demeurant. Entretemps, l’aura de Pasteur s’est accrue, avec la fin des générations spontanées (Pasteur face au dogme de la génération spontanée et La fin des générations spontanées). Il bénéficie en outre du soutien des hygiénistes dans sa lutte contre les maladies infectieuses (Un chimiste renouvelle la vision de la maladie).

Un bacille déjà connu

Le médecin Casimir-Joseph Davaine avait observé vers 1850 d’étranges bâtonnets dans du sang charbonneux. Deux hypothèses furent longtemps considérées :

  • ces éléments sont les agents infectieux et contagieux,
  • ils sont une conséquence, un produit de la maladie.

Ce scénario est déjà connu car à cette époque le « microbe » n’a pas encore trouvé la place qu’on lui connait à présent. Toutefois Davaine se rangera à la première hypothèse pour avoir été informé des travaux de Pasteur sur la fermentation butyrique vers la fin des années 1850. Il expérimente : des lapins sont morts après qu’on leur a injecté du sang issu de moutons charbonneux qu’un confrère de Dourdan lui a envoyés. Or sa communication de 1863 à l’Académie des sciences peine à convaincre. Car deux professeurs du Val de Grâce ont refait l’expérience avec du sang de vache charbonneuse : si les lapins meurent bien, leur sang ne contient pas les fameux bâtonnets. On abandonne durablement l’hypothèse de Davaine face à ce bacille qui semble jouer à cache-cache.

Un résultat paradoxal

En janvier 1877, Paul Bert (médecin, physiologiste et homme politique français, 1833-1886) fait connaître à la Société de biologie une expérience au résultat étonnant : on fait parcourir par un courant d’oxygène du sang où les bacilles de l’anthrax (maladie du charbon) ont bien été observés ; ceux-ci meurent ; or, inoculés à des animaux sains, les résidus ainsi recueillis causent la maladie et la mort, sans que les microbes aient réapparu. Pasteur s’intéresse au résultat paradoxal de Bert, avec l’aide de son ancien élève Joubert à présent professeur au collège Rollin (actuel lycée Jacques Decour à Paris). Lui aussi est passé maître dans l’art de cultiver les microbes in vitro.

Dans l’expérience de Bert, un autre suspect que le bacille peut être incriminé : le sang lui-même de l’animal pourrait être à l’origine de la maladie. Pour éliminer cette hypothèse, Pasteur dilue une goutte de sang charbonneux dans de l’urine qui s’avère aussi un bon bouillon de culture. Une goutte du mélange est à nouveau diluée dans l’urine : c’est un repiquage. Après dix repiquages, on peut estimer qu’il ne reste plus rien du sang primitif, tandis qu’à chaque fois le bacille s’est multiplié dans le bouillon urinaire. En effet, une goutte du dernier bouillon tue les lapins inoculés aussi sûrement que du sang charbonneux. Ceci n’explique pas encore le résultat de Paul Bert, mais l’hypothèse du résidu sanguin est au moins écartée.

Or Pasteur est aussi intrigué par les expériences des médecins du Val de Grâce : pourquoi Davaine réussit avec le mouton et eux « échouent » à provoquer la maladie avec la vache ? Et si, comme le ver à soie l’en a instruit, une maladie en cachait une autre, s’interroge Pasteur.

Le 13 juin 1877 Pasteur se trouve dans une cour de ferme où gisent trois cadavres de bêtes.

Bacilles

Le sang de la vache injecté à un cobaye fait mourir celui-ci avec le ventre ballonné et un liquide séreux qui suinte de son abdomen. Analysé, ce liquide révèle des microbes de la putréfaction, mais point de charbon. Le cobaye n’est donc pas mort du charbon mais de ce que Pasteur nomme le vibrion septique (qui provoque la septicémie, infection généralisée du sang). Dans le cas du mouton et du cheval, ce vibrion n’a pas eu le temps de se multiplier suffisamment pour atteindre le sang, ce qui semble avoir été le cas dans le cadavre de vache abandonné depuis 48 heures sur le fumier. C’est ce qui a dû se passer dans l’expérience du Val de Grâce.

Pour l’expérience de Bert, l’interprétation suit le même modèle. L’oxygène a détruit le bacille du charbon, anaérobie, et a aussi détruit le vibrion septique également anaérobie strict. Cependant, ce dernier ayant la capacité de sporuler très vite, ce sont ses spores qui ont été inoculées, aussitôt réactivées dans le corps des animaux. Ceux-ci sont morts de septicémie et non de charbon.

« L’autre bacille » de Koch

Dès 1873, Robert Koch (médecin allemand, 1843-1910, prix Nobel en 1905 pour sa découverte de la bactérie de la tuberculose qui porte son nom) s’intéresse au charbon. Il enquête dans les fermes, recueille des échantillons et, à son propre domicile, refait les expériences de Davaine et les prolonge. Koch inaugure une nouvelle méthode, et par là une nouvelle étape dans la démonstration du rôle causal d’un agent infectieux : la culture de la bactérie en dehors de son milieu naturel. Il est le premier à réussir en 1876 la culture de ce Bacillus anthracis. Après divers essais, il prélève l’humeur aqueuse des yeux de bœufs et l’ensemence avec un morceau de rate. En quelques heures le milieu est envahi de fils pelotonnés à l’intérieur desquels sont alignées des petites masses ovoïdes, à la façon de haricots dans leurs cosses. Rapprochant ce fait de ce que Pasteur avait montré pour la flacherie (autre maladie des vers à soie) – à savoir la capacité de sporulation – Koch conclut que les corpuscules ovoïdes sont des spores. En comparant les trois situations suivantes, il obtient le même résultat, la maladie du charbon :

  • animaux inoculés avec des bâtonnets,
  • animaux inoculés avec des spores,
  • animaux inoculés avec du sang de la rate d’animaux charbonneux.

En France, on n’est guère convaincu. Gabriel Colin, vétérinaire et professeur à l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, croit à l’existence d’un autre agent pour expliquer la maladie du charbon, quoiqu’il ne parvienne pas à l’identifier. À son corps défendant, Pasteur, jamais à court d’adversaires, va d’abord s’affronter à la médecine vétérinaire. Or, médecins des bêtes et médecins des gens sont très liés.

L’argumentaire de Colin ébranle le vétérinaire Henry Bouley, pourtant pasteurien convaincu. Ce dernier prie Pasteur d’examiner les objections de Colin. La réponse, cinglante, ne tarde pas.

Oh ! que j’aurais envie de prendre à la lettre l’honneur que vous me faites en m’appelant ‘’votre maître’’ et de vous donner une bonne et verte leçon, homme de peu de foi. (…) Laissez-moi vous dire, en toute franchise, que vous n’êtes pas assez pénétré des enseignements que renferment les lectures que j’ai faites, en mon nom et au nom de M. Joubert à l’Académie des sciences et à l’Académie de médecine. Croyez-vous donc que je les aurais faites, ces lectures, si elles avaient eu besoin des confirmations dont vous parlez, ou si les contradictions de M. Colin avaient pu les atteindre ? Vous savez bien quelle est ma situation dans ces graves controverses ; vous savez bien qu’ignorant, comme je le suis, de toutes les connaissances médicales et vétérinaires, je serais immédiatement taxé de présomption si j’avais la témérité de prendre la parole sans être armé pour le combat, la lutte et la victoire. Tous, à l’envi et avec raison, vétérinaires et médecins, vous me jetteriez la pierre si j’apportais dans vos débats des semblants de preuves.

(Debré)

Plus tard, lors d’une séance à l’Académie, Pasteur outragé se dresse : le procès-verbal d’une précédente séance a suggéré que Pasteur devrait reproduire les expériences indiquées par Colin.

J’ai publié l’an dernier, en collaboration avec M. Joubert, professeur de physique au collège Rollin, deux notes où il est question de la maladie charbonneuse. Les faits nouveaux que j’ai alors annoncés n’ont été contredits par personne à ma connaissance, soit en France, soit à l’étranger. Dès lors, ces faits doivent être considérés par moi acquis à la science et personne, pas plus une commission qu’un individu, n’a le droit d’exiger d’autres preuves que celles que nous avons données. C’est là un point de droit scientifique qui me paraît indiscutable.

(Ibid)

À qui doit-on la mise en évidence de l’origine microbienne de la maladie du charbon : Koch ou Pasteur ? La compétition franco-allemande stimule la recherche et se poursuivra sur divers terrains de microbiologie. Sur l’anthrax, le débat semble clos en Allemagne par les expériences de Koch. En France, la résistance des vétérinaires conduira Pasteur à relever le défi, apportant des preuves supplémentaires. Il le fera dans son style inimitable, combattant sur son propre terrain et non sur celui de l’adversaire. Et ouvrant toujours de nouvelles perspectives.

Références

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995, p.333-335.