La chaleur étouffante de l’été méditerranéen pénètre par la fenêtre du studio du jeune artiste émergeant, Gabriel Buttigieg. Les volets sont fermés et le ventilateur tourne en permanence, hélas sans grand succès. Le studio se situe à Paola, une ville dans le sud-est de Malte à seulement cinq kilomètres de la capitale La Valette. Le bruit de la circulation ininterrompue à l’extérieur s’absorbe dans le studio et fait oublier facilement qu’on est assis dans une pièce directement au-dessus de l’hypogée de Ħal Saflieni. Le site du patrimoine mondial de L’UNESCO, constitué de plusieurs salles réparties sur trois étages sous le sol de la ville moderne de Paola, a été découvert par des ouvriers alors qu’ils creusaient une citerne. C’est là-bas qu’on a trouvé la célèbre figurine de la dame endormie, datant d’environ 2500 avant Jésus-Christ.
Des siècles plus tard, Buttigieg se retrouve dans son studio et se concentre également sur la figure féminine sous toutes ses formes. Certes, il ne fait pas de figurines, mais son art peut être interprété comme une continuation du patrimoine. D’ailleurs Buttigieg est certain que la dame endormie apprécierait ses efforts, si jamais elle décidait de se réveiller un jour.
Bien qu’il n’ait que 28 ans, Gabriel Buttigieg semble être pourvu d’une vieille âme qui se reflète dans le décor de son studio, où l’on aperçoit des meubles du style 20ème siècle ainsi qu’un plâtre d’un détail de L'Extase de Sainte Thérèse sur le mur. Si ce n’était pas pour sa tenue moderne; short en jean et une chemise à motifs de grappes de raisin, les longs cheveux bouclés de Buttigieg, lui donnent l’air de sortir tout droit du film « Pirates des Caraïbes ».
Buttigieg est assis devant une toile énorme où se trouve une prolifération de corps emmêlée dans un tas à la fois mythique, humain et sensuel. C’est comme ça que notre conversation commence...
Quand avez-vous commencer à peindre?
À vrai dire, j’ai toujours peint. J’ai la chance d’avoir encore le premier dessin que j’ai fait. C’est bizarre, je me souviens encore du moment où je l’ai dessiné! C’était un Indien, divisé en trois parties, avec des détails comme les narines et les doigts sur des tableaux différents. Bien sûr, ce n’était pas du Michel-Angelo, mais mon père a remarqué que j’étais toujours très conscient de mon environnement. Même en tant que bébé, je restais très serein mais je ne cessais jamais de scruter tout ce qui m’entourait.
D’où vient votre inspiration?
Quand j’étais encore jeune, mon père m’a fait connaitre les grands maîtres de la peinture comme Tintoretto et Bernini, mais franchement le premier artiste qui a vraiment laissé une impression sur moi, c’est Modigliani. J’ai vu ses peintures de figures inclinées et elles m’ont vraiment bluffé. Mais je trouve de l’inspiration dans les choses de tous les jours aussi : dans une bonne assiette de pâtes, un bon verre de vin, un beau visage, un caractère intéressant ou bien dans les paroles de Kurt Cobain, dans la musique de Jimi Hendrix, Janice Joplin et Bowie entre autres. Les gens m’inspirent beaucoup aussi. Des conversations stimulantes me donnent des idées qui influencent mon art. Surtout des récits humains me fascinent — des histoires où on voit de la jalousie, de la haine, de la passion ou de l’amour. J’ai étudié la psychologie et cela donne une base théorique à mes œuvres : les concepts comme l’évolution de la psyché, la théorie psychodynamique, la psychologie humaniste et ce contraste entre le démon et le divin. Tout cela m’a influencé, mais je n’attends pas que le grand public reconnaisse toutes ces influences dans mes œuvres — ce n’est qu’une fondation pour moi, sur laquelle je construis chaque tableau.
Quels sont les thèmes présents dans vos oeuvres?
Pour moi, le plus important, c’est de réveiller le sens de l’humanité, surtout de rappeler l’humanité dans le monde. Mes œuvres sont surtout une réaction contre l’environnement clinique qu’on trouve si souvent dans le monde de l’art contemporain — cela m’ennuie. C’est notre vulnérabilité, nos inquiétudes, notre anxiété, nos insécurités et le bagage émotionnel que chacun de nous porte qui m’intéressent. Je veux parler de la condition humaine à travers mon art : dans la littérature existentielle, on naît et on meurt, et on a cet espace entre les deux.
Il y a des processus qui sont extrêmement inconscients comme le besoin de procréer. Mes œuvres traitent du thème de sexe en tant que thème holistique. Il s’agit de notre comportement envers les autres, et le besoin de choisir un partenaire. On se sent très confortables avec quelques personnes, mais très inconfortables avec d’autres. Quelques gens ne sont jamais satisfaits. Ils veulent du sexe sans cesse. D’autres s’ennuient avec la même personne et commencent avec la prochaine, et puis la prochaine. Tout cela, c’est lié au caractère limité de la vie humaine. Les limites de notre existence déterminent notre comportement : on a un calendrier. L’inconscient et cet aspect déterministe sont très importants pour moi. Il y a bien sûr des choses inexplicables qui arrivent — la transcendance, des rencontres fortuites, des évènements inattendus — mais ce côté fini est toujours là. C’est pour cela que j’intègre la mythologie grecque dans mon art. Dans toutes ces narrations, on voit des émotions et des tendances universelles d’un point de vue psychologique. Je commence mes projets toujours avec la mythologie et la psychologie. Après, je pense au côté esthétique.
Nous retrouvons souvent de nombreuses figures humaines dans vos œuvres. Pourquoi revenez-vous souvent à ce motif ?
Je joue avec des archétypes dans mes tableaux. Là-bas sur ma table, j’ai des cartes de tarot, par exemple. Elles m’inspirent ainsi que la mythologie. Dans beaucoup de mes œuvres, où j’explore l’essence de la féminité, on trouve les archétypes comme la séductrice, la Madonna, la sorcière, la mère. Finalement, c’est une exploration des rôles qu’on joue dans la vraie vie. Les rôles qu’on joue dépendent de l’interlocuteur : on n’est pas la même personne avec les parents qu’avec l’amant. On a tous cette pluralité en nous. Les archétypes sont fixés et structurés, mais ils encapsulent un côté qu’on a tous. Pour le moment, j’approfondis mes recherches sur le sujet de la féminité dans le cadre de mon diplôme de maître en beaux-arts à l’université de Malte. On voit beaucoup de femmes dans mes œuvres, mais pour moi la féminité ne renvoie pas forcément à la femme. Pour moi, la féminité est une façon de se comporter, où on est inspiré par la beauté, où on apprécie. Quand j’étais petit, c’était plutôt mon père qui s’occupait des tâches ménagères et grâce à lui, j’ai eu une éducation libérale, où je n’ai pas vu de stéréotypes sexistes à la maison.
Est-ce que vous avez une journée typique en tant qu’artiste ?
Je commence vers 10 heures le matin. J’aime trop la nuit pour commencer plus tôt que ça. La nuit a une intimité incroyable, et c’est le soir où je retire l’inspiration qui alimente ma peinture. Je ne peins jamais le soir, pour moi, c’est mon emploi du jour. J’ai de la chance que les gens apprécient ce que je fais, et le rendent possible. Ce tableau derrière moi, par exemple, je l’ai déjà vendu. Le matin, je commence ma journée avec un café et une cigarette. Je regarde la toile, apporte mes idées de la veille et je commence. D’habitude, je travaille en séries : j’ai une idée, et je sonde cette idée jusqu’au point où je me dis : arrête, c’est bon comme ça ! C’est comme ça que j’ai fait des séries comme « The Beach », « Darkness at Noon », « Dik il-Qtajra » et « Babies », par exemple.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
En ce moment, je suis en train de développer une interprétation visuelle des « Quatre Saisons » d’Antonio Vivaldi. Je veux créer quatre tableaux et les exposer dans une salle vide pour amplifier l’effet sur le spectateur. Ces tableaux feront partie d’une exposition à l’île sœur Gozo l’année prochaine, où je montrerai aussi un triptyque inspiré par la nymphe Calypso qu’on trouve dans l’Odyssée d’Homère.
La chaleur monte dans le studio et les figures sur le tableau derrière Buttigieg « On Eros and Pride » semblent tout droit éclater de la toile. Des lignes obscures tracent les contours de leurs corps. Ce tableau met en relief la lutte humaine qui existe depuis le commencement de notre existence. Ici, dans ce lieu enrichi d’histoire, la fosse de l’Hypogée sous nos pieds — qui a fonctionné en tant que tombe et temple souterrain — nous rappelle la fragilité de notre condition : la condition humaine.