La proclamation de la Seconde République en 1931 souleva de grandes espérances en Espagne. L’effrayante pauvreté frappant la majorité de la population, le manque de moyens de formation, la concentration des terres dans les mains d’une élite rétrograde peu soucieuse de développement, la rareté des infrastructures industrielles : la situation nécessitait en effet de solides réformes. Cependant, le gouvernement républicain ne put guère remédier à tous ces problèmes : l’éclatement de la guerre civile en 1936 interrompit ses actions.
Craignant que le pays ne sombre dans le communisme, la junte des généraux réclamait le retour à une Espagne traditionnelle. Malgré le soutien des brigades internationales et de l’URSS stalinienne, les forces républicaines perdirent le conflit en 1939 – d’autant que les officiers rebelles avaient su obtenir de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste une conséquente aide militaire. Le grand vainqueur fut le général Franco, qui sut concentrer les pouvoirs sous sa férule, devenant le Caudillo d’une Espagne nationale-catholique. Or, s’il utilisa l’Eglise et les symboles monarchistes pour légitimer son régime, Franco sentit instamment qu’il devait aussi résoudre les problèmes affaiblissant depuis longtemps le pays. D’un côté, il mena une répression féroce et sanguinaire envers ses opposants. En même temps, il initia la construction d’une série d’équipements destinés à améliorer le niveau éducatif général dans la société.
Sur la côte Nord des Asturies, l’Universidad Laboral (collège technique) de Gijón fut l’un des plus remarquables résultats de cette tactique. Ce symbole du nouveau pouvoir fut confié en 1946 à un enseignant encore jeune de l’école d’architecture madrilène : Luis Moya Blanco (1904-1990). S’il voulut renouer avec les traditions constructives espagnoles – satisfaisant ainsi ses commanditaires – or cet architecte évita le nationalisme étriqué, en encourageant ses élèves à expérimenter des solutions modernes. Blanco bâtit aussi simultanément le Musée des Amériques et l’église Saint-Augustin à Madrid. Autres beaux témoins de la confiance des autorités franquistes et de la hiérarchie catholique !
Situé sur un éperon rocheux surplombant un paysage austère, le Collège technique bénéficie d’un site éloquent – qui lui donne des allures de citadelle du XX° siècle. Une forteresse mêlant de manière plutôt ambigüe le progrès des connaissances scolaires du peuple et un contrôle idéologique réactionnaire.
Le monastère royal de l’Escurial fut la source d’inspiration principale. Bâti pour Philippe II par Juan de Herrera (1530-1597), ce vaste ensemble devint vite un symbole de la grandeur de l’Espagne. L’Escurial retrouva un prestige supplémentaire sous Franco, qui fit commencer dès 1940 la construction de son propre mémorial du Valle de los Caidos, non loin du monument monarchique. Cette significative proximité incita les architectes à citer ostensiblement l’Escurial dans les équipements au service du franquisme. Ainsi, durant la décennie 1940, Luis Gutierrez Soto (1900-1977) dut abandonner son modernisme de l’entre-deux guerres, rendant lui aussi un hommage presque littéral à l’Escurial dans son Ministère de l’Air.
Cliché de propagande ? Le talent d’un architecte repose notamment dans sa capacité à réinventer une référence historique au crible de sa propre inventivité. Les points communs entre l’Escurial et l’œuvre de Luis Moya Blanco sont nombreux. Plan en grille, horizontalité minérale, dépouillement des façades : une copie insipide ? Non, autant de ressemblances que le bâtisseur franquiste assume et retravaille selon son propre style.
En premier lieu, il évite les courettes étroites de sa référence classique, préférant des ailes en peigne accrochées autour de la grande cour centrale. Ceci permet une circulation plus efficace. La ventilation et l’éclairage des pièces y gagne également. Qualités appréciables sous le climat humide des Asturies. En second lieu, tandis que l’Escurial impose la monochromie d’une seule pierre utilisée sur toutes les façades, à Gijón Blanco anima parfois les parois en juxtaposant des murailles de granite beige avec des corniches et encadrements d’ouvertures en granite gris. Délicatesse chromatique ? Oui, mais aussi un choix constructif. Ce pour assurer la solidité des murs, permettant en outre une meilleure animation visuelle. Enfin, alors qu’à l’Escurial l’accès à la chapelle se fait par une cour certes longue mais d’une largeur moyenne, Blanco dilata l’espace de sa cour d’honneur – qui prend donc des dimensions colossales.
Car cette esplanade donne lieu à un traitement architectural très soigné. Contrairement à l’Escurial, où la grande porte est dans l’axe de la chapelle, Blanco opta pour une entrée latérale formant vestibule. Piège optique, préparant la surprise spatiale. Puisque cet espace passé, l’arrivée dans la cour confronte soudain à un cadre d’une monumentalité insoupçonnée, portée à son paroxysme. Tel un gigantesque écran, les parois paraissent sans fin. Pourtant, dans leur partie centrale les façades sont soulignées par un double niveau de colonnes en granite rose. Celles-ci semblent dérivées des murs de scène des théâtres antiques… Là Blanco voulait sans doute rappeler ceux érigés par l’empire romain en Espagne, dont celui de Mérida. Choix impérieux sans doute non sans arrière-pensée politique !
Or, l’insertion d’une énorme chapelle elliptique monopolise l’attention, agité point d’orgue baroque. Ce sanctuaire est nettement inspiré de l’église romaine de Sant’Ivo alla Sapienza – bâtie au milieu du XVII° siècle par Francesco Borromini (1599-1667). Influence hors des critères nationaux autorisés ? Architecte cultivé, Blanco ne voulut peut-être pas que sa créativité soit ligotée par des références exclusivement espagnoles. Le baroque italien ayant eu un écho considérable sur l’architecture espagnole au XVIII° siècle, Blanco pouvait citer l’exemple du Palais Royal de Madrid – œuvre de Filippo Juvarra (1678-1736) et Giovanni Battista Sacchetti (1690-1764) – pour justifier l’acclimatation hispanique d’un style apporté par des bâtisseurs originaires d’Italie. Ici Blanco transforme le souvenir de l’Escurial en convoquant une source italienne spatialement plus dynamique, qui lui permet d’optimiser la majesté de son église. Le volume grandiose de cet équipement cultuel établit bien l’importance de la religion dans l’enseignement qui y était donné sous le Caudillo. Pourtant, de manière paradoxale, ses intérieurs ne furent jamais achevés !
Une forme d’appropriation similaire le poussa à s’inspirer de la Giralda sévillane pour la tour dominant cette chapelle. Originellement minaret de la mosquée almohade du XII° siècle (dessinée par le maître maçon Ahmed Ben Basso), après la Reconquista chrétienne cette tour fut conservée pour servir de clocher à la cathédrale, et modifiée au XVI° siècle par Hernan Ruiz II (1514-1569). Celui-ci dota la structure d’un couronnement de style Renaissance. Encore une œuvre bâtie par des étrangers ou selon un style importé, que l’Espagne transforma bientôt en symbole national. De nouveau, les réminiscences semblent délibérées – sélectionnées avec soin pour affirmer l’Espagne de Franco héritière d’un glorieux roman national.
Dans cette Universidad Laboral, l’impression de déjà-vu reste tenace. Toutefois, les éléments empruntés à d’autres œuvres, reconnaissables, sont si retravaillés que l’originalité naît d’un curieux phénomène de métamorphose. Le maniérisme des parois concaves et convexes de la chapelle, des colonnes formant mur de scène, des colossaux blasons de pierre : ceci confère un certain degré d’étrangeté à l’ensemble, aux confins du surréalisme. L’immense et vide cour d’honneur semble presque l’équivalent en dur des mélancoliques tableaux urbains du peintre italien Giorgio de Chirico (1888-1978) ! Visions métaphysiques appliquées à l’architecture ? En alchimiste du bâtiment, Blanco paraît presque avoir pratiqué une transmutation des traditions pour en obtenir la quintessence.
Ce regard insistant vers le passé suffit-il à faire du tout une chimère anachronique ? Pas si simple. En vérité Blanco limita à des endroits clés les apports ornementaux, utilisant à bon escient les capacités structurelles du béton armé, et recourut à des aménagements internes au design bien fonctionnaliste. L’architecte ne cacha pas sa relative acceptation de la modernité, via un usage mesuré de l’abstraction géométrique. Ensuite, il sut adapter le potentiel des voûtes dites catalanes – fins couvrements vernaculaires en briques, employés notamment par Antoni Gaudi (1852-1926) dans ses travaux barcelonais. Idéales pour couvrir de larges surfaces avec des matériaux basiques et une grande résistance, ces voûtes correspondaient bien aux nécessités d’un complexe au budget serré et devant accueillir des outils lourds ainsi qu’un nombre conséquent d’élèves.
L’audace structurelle de Blanco culmine dans le dôme formant résille en étoile de briques de la chapelle. Si là encore la mémoire des étourdissantes coupoles baroques de Borromini ou de Guarino Guarini (1624-1683) joue, Blanco magnifia cet héritage cisalpin grâce aux procédés constructifs légers issus de l’artisanat espagnol ancien. Parfaite conjonction entre érudition internationale, pragmatisme architectural, et sens patriotique.
Après la mort de Franco, l’édifice fut abandonné quelques années, connaissant diverses dégradations. Restauré, il sert depuis à plusieurs fonctions culturelles et administratives. Malgré cela, l’Universidad Laboral de Gijón demeure un legs contesté : l’administration espagnole a refusé de déposer un dossier de classement au patrimoine mondial de l’Unesco, considérant que le monument représentait trop les souvenirs de la dictature.
Ainsi l’ombre du Caudillo continue à peser sur cet ensemble aussi majestueux qu’intimidant. Les architectures dictatoriales restent souvent un peu maudites.