L’expansion d’Internet et de la communication électronique, en tant que nouvelle interdépendance mondiale et infrastructure des économies industrielles, n’est plus à démontrer. Réseaux d’échange d’information, Internet a aussi configuré un commun global qui, à l’instar d’autres communs, est investi d’une féroce dispute stratégique. La Russie prévoie en 2021 de mettre en route son propre réseau et compense sa faiblesse de puissance par le déploiement actif de flux de propagande et de désinformation. La Chine, en duopole avec les USA, a mis sur pied son réseau national dès 2006 et entre en compétition dans la course à l’intelligence artificielle et la connectivité 5G. L’Europe, pourtant grande puissance commerciale, inventrice de Linux et du Web et dotée depuis 2018 d’un Règlement général sur la protection des données, s’aligne sur l’imperium américain. Retardant son réveil cyberstratégique et clivant trop nettement la technique du politique, elle ouvre la porte à Google qui investira trois milliards d’euros en datacenters européens en 2020-2021, sans compter les concessions faites à d’autres championnes de la Silicon Valley. Dans la pratique, les championnes technologiques, tant aux USA qu’en Chine, sont les fers de lance de la croissance et de l’innovation désormais situées dans les hautes technologies. Les USA, conservant leur hégémonie et leur avance technologique, œuvrent maintenant à un découplage technologique entre la Chine et l’Occident, découplage dont l’affaire Huawei fut l’un des détonateurs fin 2018 et dont les impacts se font sentir dans les réseaux de constructeurs, la guerre de normes... etc.
Face à ces réalités, les approches traditionnelles de la gouvernance d’Internet, et l’on pourrait même ajouter le propre protocole TCP/IP à la base d’Internet, tendent à devenir de plus en plus des objets surannés, sinon anachroniques. « Internet est bâti sur un marécage, tout le monde sait que le protocole de communication actuel est obsolète et qu'on ne peut pas l'améliorer » rappelle Louis Pouzin, inventeur français du datagramme. L’esprit du temps, sauf exceptions, favorise des mesures de contrôle et de verrouillage sécuritaire dans un cyberespace hobbesien qui pose de sérieux défis politiques et conceptuels aux régulateurs. Comme l’illustre l’Amérique Latine, le monde arabe et certains pays asiatiques exaltant leur ambition nationaliste, ces verrouillages sont mis en œuvre quelles que soient les couleurs politique et d’autant plus lorsque les États sont confrontés à des déstabilisations de l’ordre social. Après l’initiative diplomatique de certains États émergents de 2012 à 2015 pour réaffirmer les droits et l’arbitrage multi-acteur (NetMundial au Brésil en 2014, transition IANA en 2016), cet élan a perdu relativement de sa vigueur pour accuser une érosion similaire à celle que traverse le multilatéralisme. L’agenda se polarise davantage vers des questions sectorielles et conjoncturelles : contrôle des flux de données ; technologies de rupture (Internet des objets, intelligence artificielle, 5G, Deep learning) ; conflictualité et vulnérabilité des ressources électroniques (flux de désinformation, lanceurs d’alerte, privacité et surveillance, chiffrement des données et extractivisme par les GAFAMs et les BATX pour les chinois...etc.). Ironie du sort à l’image des contradictions actuelles, la campagne globale pour un « Internet éthique au service de l’humain », lancée en 2019 par l’un des fondateurs du web Tim Berners-Lee, promeut une approche idéaliste et des principes auxquels adhèrent in fine les acteurs de la dérive sécuritaire et mercantile du réseau. Notons qu’à l’aube de la quatrième décennie d’expansion d’Internet, deux initiatives, Next Generation Internet et surtout Recursive InterNetwork Architecture (RINA), ont récemment vu le jour pour repenser son architecture, toutes deux épousant le postulat « the Code is Law » énoncé par le juriste Lawrence Lessig en 2000. Autrement dit, la configuration technique du réseau est maintenant appréhendée à la lumière des enjeux de gouvernance (regulation by design). D’une façon générale, on peut observer un virage vers plus de pragmatisme et de réalisme chez les défenseurs d’un Internet citoyen. Derrière l’affichage en surface d’une régulation multi-acteur du cyberespace, les rapports de force façonnent désormais une bonne partie du réseau, rapports de force dans lesquels la société civile a son mot à dire.
Précisément, du côté de la société civile, l’heure est pour ainsi dire au bilan de trois décennies d’activisme. Du côté des rapports entre mouvements sociaux et connectivité, le fait majeur est la montée de mouvements contestataires « connectés » depuis l’année 2011 (avec un point d’orgue en 2019), que ce soient les mouvements de justice sociale, climatique ou pro-démocratie. Certains y voient le signe d’une nouvelle étape de « mondialisation sociale », attisée par les injustices et les inégalités rampantes. Les masses contestataires sont craintes et bien souvent réprimées par les gouvernements tant démocratiques qu’autoritaires. Elles ont gagné une fantastique capacité de mobilisation et d’occupation grâce à la connectivité, mais voient diminuées en contrepartie leurs capacités stratégiques et tactiques du fait de leur absence de structure et des mesures anti-insurrectionnelles. À cet égard, l’ère des multitudes connectées est encore orpheline d’une culture organisationnelle remplaçant les partis d’avant-garde et l’organisation inventée par les luttes de libération nationale, les mouvements ouvriers ou certains partis politiques traditionnels. Précisons que ces mouvements, surtout urbains, n’embrassent pas nécessairement les usages alternatifs et libres d’Internet. Leur montée s’accompagne d’ores et déjà d’une limitation des libertés et d’une crispation politique sur l’agitation urbaine qui renforce à son tour la spirale du contrôle.
Second fait marquant, la montée d’un esprit de responsabilité dans différents milieux, notamment celui des travailleurs de l’industrie numérique. La précarisation du travail et la nature des partenariats commerciaux génèrent des conflits croissants, y compris en Chine. Les employés chinois (20 millions de salariés dans le secteur informatique) refusent un régime drastique d’horaires de travail à la « 996 » chez Alibaba et ses consœurs. Les salariés de Google s’opposent éthiquement au partenariat avec les services d’immigration et l’armée. D’autres cas voient le jour devant la précarité causée par l’automatisation. Des coalitions émergent, s’ajoutant aux actions juridiques externes ciblant les abus des industries numériques. De ce point de vue, l’entrée en vigueur du nouveau régime de protection des données en Europe a augmenté la prise de conscience des droits et de la sécurité numérique. Près de 145 000 plaintes ont été enregistrées après le lancement du régime en 2018, générant un volume annuel de sanctions à hauteur de 65 millions d’euros. Cette montée en responsabilité dans certains milieux se propage à d’autres : des gouvernements hors d’Europe (USA avec le California Consumer Privacy Act sur le territoire même de la Silicon Valley, Australie) inspirés par le nouveau régime européen ; des entreprises, incitées à mettre en conformité leurs écosystèmes numériques et prévenir les vulnérabilités ; les municipalités, notamment autour du courant municipaliste ou des Smart cities, encore volontariste, tendant à re-territorialiser les ressources numériques. La percée du nouveau régime européen butte cependant sur ses propres limites et sur la vitesse d’expansion des innovations, la reconnaissance faciale en étant l’un des derniers avatars. En général, le régulateur a du mal à sortir des mesures réactives et défensives pour aller sur le terrain des mesures préemptives ou préventives, a priori mieux adaptées à la complexité et l’évolutivité des réseaux.
Troisième tendance, l’action directe en faveur d’un Internet libre et sécurisé s’est consolidée. En contre-réaction à une érosion des libertés et une monopolisation grandissante, ont émergé dans plusieurs pays des initiatives et pôles de ressources accompagnant les luttes et les transitions numériques vers des écosystèmes libres, décentralisés et citoyens. Au sein de cette action directe, figurent l’activisme juridique, l’hébergement responsable, la veille et la formation technologique, les lanceurs d’alerte, l’offre de services militants...etc. Ce volet « d’auto-défense » de la citoyenneté gagne séquentiellement en consistance avec les scandales à répétition et les empiétements se succédant dans le cyberespace, l’affaire Facebook/Cambridge Analytica constituant le haut de l’affiche de l’année 2018. Soulignons au passage que les failles de sécurité augmentent avec la connectivité sur le réseau (croissance moyenne de 50 % en 2019). Les campagnes citoyennes locales permettent de remporter certaines victoires : ACTA en France, reconnaissance des travailleurs de plateformes numériques, Free Basics en Inde, abandon du vote numérique en Amérique Latine, freins des multinationales dans leur coopération avec les services migratoires et la défense aux USA...etc. Les collectifs, surtout nationaux, sont davantage articulés par des approches pragmatiques et des protocoles d’action (campagnes, plaidoyer, ouvrages...etc.) que par des affinités idéologiques. Des rencontres internationales permettent des croisements : notamment l’Internet Freedom Festival, la RightsCon, le Digital Rights Summit, le World Privacy Forum. La constellation ascendante des médias libres, voire du journalisme d’investigation, s’y articule étroitement étant donné sa plus forte exposition à la censure. Bien souvent, des mouvements « de transition », tels que Extinction Rebellion, intériorisent dès le départ la protection de leur communication numérique. La privacité, autrement dit l’opposition à l’extractivisme des données personnelles et le refus de la surveillance massive, constitue certainement le plus grand dénominateur commun des luttes. Ces dernières, quand bien même se sont renforcées les convergences à partir de l’année « Snowden » en 2013, sont pour l’instant peu systématisées et cartographiées à l’échelle régionale ou globale. À titre de comparaison, Privacy International, avec d’autres (tels que EFF, Freedom on the Net), devient le pendant d’Amnesty ou de Transparency International en matière de défense des droits et de mesure de la surveillance numérique, en affichant l’objectif d’édifier un mouvement global. Derrière ce narratif commun de la privacité, un axe médullaire demeure néanmoins moins visible : celui de poser les bases de régimes de gouvernance appropriés aux biens numériques.
Dans l’ensemble, les tendances lourdes signalées il y a cinq-six ans ont poursuivi leur trajectoire. La nouveauté est certainement le virage vers un « pragmatisme éclairé » dans les stratégies en marche. Les résistances en faveur d’une communication électronique « non-féodale », libre et ouverte se cristallisent surtout nationalement, autour de principes généraux partagés globalement, mais sans une idéologie commune capable d’élargir les engagements au-delà d’un cercle cosmopolite d’activistes. Au lieu d’initiatives trop volontaristes et grandiloquentes, la boussole stratégique tend à s’orienter vers des alliances transversales, des essaimages méthodologiques, des mises en fédérations d’acteurs à des échelles qui permettent des impacts concrets, tant dans les perceptions et que dans les pratiques. La dimension politique, qui segmente souvent les réseaux, et la dimension idéologique sont une faiblesse, déjà identifiée dans les débats autour d’un Internet citoyen en 2017. Elles limitent le passage d’une constellation d’initiatives, marquée par une fragmentation naturelle en thématiques et spécialisations, à des alliances plus consistantes.
D’une certaine manière, l’activisme numérique souffre de sa propre apesanteur et de son absence de territoire physique, au sens où son enracinement et son épaisseur idéologique ne lui permettent pas de développer une gravité plus forte. Dans les arènes politiques traditionnelles, y compris progressistes, il est relativement rare de voir s’intégrer les questions numériques dans l’agenda, à l’instar d’autres questions technologiques. D’où, d’un point de vue stratégique, la centralité des alliances, de l’éducation populaire et du travail en interface avec les réseaux de médias, municipalistes, féministes, de transition écosociale...etc. Ce qui est en marche, de façon diffuse et en parallèle de la surveillance de masse qui atteint aujourd’hui des niveaux dystopiques, c’est un mouvement de décentralisation de la communication électronique et de défense des droits civiques numériques. Ce mouvement polymorphe est voué à gagner de l’ampleur vu les tendances décrites. Il demande tout autant des innovations culturelles (organisation, agglutination, convergence, communication populaire) que technologiques. Il a tout intérêt également à approfondir son offre d’alternatives numériques.