En cours, depuis le 27 juin, la cinquième édition du Flowers Festival. Organisée par Hiroshima mon amour et Cooperativa Culturale Biancaneve, elle rassemble plus de quarante artistes connus internationalement. Ce qui les réunit, jusqu’au 20 juillet, pour trois semaines de rendez-vous et de concerts, ce n’est pas un genre spécifique : mais le plus noble, universel message que la musique peut instiller et répandre : le rêve, réalisable (à réaliser vite) d’un monde meilleur. Building a new society : construire une nouvelle société. Qui ? Tous, ensemble. Aussi grâce et avec la musique, en partant tout juste d’un lieu particulièrement symbolique : la Cour de la Laverie du plus grand et célèbre hôpital psychiatrique italien, celui de Collegno. À différence des autres éditions, dédiées à Franco Basaglia, le psychiatre italien à l’origine de la loi, encore avant-gardiste dans le monde, pour le dépassement des structures psychiatriques - cette année le thème change intentionnellement. « Building a new society » représente l’ordre-besoin urgent d’y voir plus clair et de changer ce qui peut être changé.
Nous en parlons avec Fabrizio Gargarone, directeur artistique du Festival, amateur de la musique « qui sauve la vie » et fait bien au monde. Souteneur d’une société plus juste qui, il dit, il faut changer maintenant. « Celui-ci est le juste moment, nous sommes obligés à le faire ». Celle-ci, la cinquième édition du Festival, est un prétexte pour rappeler à tous que la musique, outre à être divertissement, est repère essentiel d’une structure indispensable qui peut rendre la société, une société heureuse : l’harmonie, la justice, et puis la légèreté (qui n’est pas frivolité) et la joie des fleurs. Le choix, non hasardeux, de « proposer des artistes qui s’interrogent dans leurs propres œuvres sur comment construire une nouvelle société, sur quelles valeurs le faire et quels chemins choisir pour le futur, par rapport à ceux déjà parcourus dans le passé « nous rappelle que tous, hormis eux (les artistes), pouvons potentiellement adhérer à cette définition. Simples, et pourtant beaucoup de fois oubliés, sont finalement les actes d’humanité responsable requis : armons-nous de beauté, de curiosité et de civilité. Enlaçons l’art, pour nous enlacer nous. Ce n’est pas une Odyssée (comme celle qui sera présentée au Festival, le spectacle de Giuseppe Cederna) ou alors, elle l’est seulement métaphoriquement. C’est un vivre juste à côté pour vivre au centre. Ce sont des journées communes, ouvertes à tout le monde mais pas du tout évidentes : dans lesquelles nous oublions les routes en mauvais état, les nids-de-poule, notre pays, l’Italie, qui ne vas pas comme on le voudrait.
Vous êtes défini par beaucoup de monde « parmi les principales artères qui portent la lymphe musicale internationale à Turin ». Depuis les premières années ’90, où, vous racontez que vous étiez un « jeune homme qui allait au Parco della Pellerina écouter les musiciens qui venaient d’être découverts » à la direction artistique de Pellerossa, Traffic, Extra Festival et, maintenant, le Flowers, quelle évolution a subi votre parcours artistique ?
Quelle belle définition ! Presque exagérée. Mon arrivée dans le monde de la musique, je dois le dire, s’est faite de façon plutôt casuelle. J’étais spécialisé en critique picturale, je m’intéressais d’art contemporain. Et puis, le cas de la vie : à Turin, on ouvre « Hiroshima mon amour ». Je commence à le fréquenter. Puis, avec le temps, j’en deviens le directeur artistique. Je suis architecte, aussi, je suis inscrit au registre, j’exerce. Pour une série de justes coïncidences, l’art, de passion qu’elle était, devient mon métier. Je peux et je veux le dire : l’art m’a sauvé la vie.
Vous vous êtes également occupé de « festivals plus petits et méconnus ». Combien est importante, dans les milieux plus petits, la « recherche » pour la réalisation de grandes réalités, comme par exemple l’est un projet comme le Flowers Festival ?
Elle est très importante. Le secret est de rester toujours avec les oreilles et l’esprit ouvert. Aller voir les « nouvelles choses », être curieux. La volonté de rester toujours devant, prêt à partir : voilà, la volonté et la curiosité sont à la base de tout. Imaginons que, pour une question d’âge, tu ne peux plus faire ce travail. Comment tu le résous ? Tu dois communiquer avec ceux qui écoutent du hip hop. Et comment tu le fais ? Tu le fais en vivant dans le monde. Et en continuant à te sentir jeune. Comment dit-on ? « Forever young ! »
Comment est née l’idée du Festival Flowers ? Pourquoi ce nom ?
Là aussi, ce fut un hasard. J’avais la possibilité d’organiser un concert de Patti Smith, dans un centre commercial. Mais si je lui avais dit : « Tu dois jouer dans un centre commercial » … J’ai pris le Maire de Collegno et je lui ai dit : « Et si je t’emmène Patti ? » Il me répondit : « J’aimerais bien, mais pour deux concerts seulement… » Il hésitait. J’y ai réfléchi : « Écoute, et si on faisait un Festival ? » ça s’est passé comme ça. L’espace qui accueille le Flowers est immense : le parc de la Certosa est grand comme la Città del Vaticano, 400.000 mq. Alors, pour compenser, je cherchais un mot, comme ça, qui pouvait être un peu léger, un peu joyeux, sympa, positif et qui pouvait synthétiser ce qui était, autrefois, un lieu de douleur, un lieu différent, un hôpital psychiatrique et qui, aujourd’hui, bien heureusement ne l’est plus.
Le thème de cette année est Building a new society : quelle signification attribuez-vous au concept de « nouvelle société » ? Est-ce vraiment celui-ci, le juste moment historique pour pouvoir « reconstruire » ?
Oui, nous sommes arrivés à un point – le point. Non seulement c’est le juste moment historique pour pouvoir reconstruire, mais c’est le juste moment pour devoir le faire. C’est un monde friable – pas liquide (Zygmunt Bauman, ndr). L’immeuble dysfonctionnel, l’ascenseur en panne, les routes en mauvais état, les nids-de-poule, l’Italie : tous ressentent ce sens d’inquiétude, de peur. Peut-être sommes-nous en train d’aller quelque part, mais sommes-nous sûrs que ce « quelque part » fonctionne ? Il est temps d’essayer de construire une nouvelle société. Je perçois un sens de recherche très fort. Nous cherchons quelque chose de différent, un sens communautaire. Nous voudrions essayer de parler. Ezio Bosso, figure inspiratrice du thème de cette édition, le 26 juin 2018, fulgurait même le Parlement Européen. « Le seul moyen pour sauver l’Union, c’est l’Art », il soutient. Que signifie être européen ? Cela signifie être allemand quand tu écoutes Beethoven, français quand tu écoutes Debussy. « Il n’y a pas de frontière, la musique n’est pas seulement un langage mais une transcendance, ce qui nous emmène ailleurs ». Au fond, nous sommes tous citoyens de la même Europe et il y a vraiment peu qu’on ne puisse partager. Je dirais même que notre nationalité peut dépendre aussi des goûts qui nous appartiennent, de la musique que nous écoutons, depuis où nous regardons le monde. Ainsi, l’art unit et nous rend tous un peu allemands, un peu français, un peu ce que nous ne sommes pas depuis la naissance. Mais que, grâce à l’art, nous pouvons être également.
La musique peut-elle, ou non, « reconstruire » ? Ou encore, comme vous-même suggériez lors d’une autre interview, comment peut-elle « contribuer au débat sur les transformation sociales » ?
Quand je vois des artistes à l’apparence marginalisés, déconnectés, je me rends compte que ce sont eux à faire grandir la musique de façon importante. Dans le spécifique, je me souviens d’une interprète qui, ayant réalisé un raisonnement sur son propre corps non pas de façon ennuyante mais de façon contemporaine, me toucha profondément. Le monde peut changer ? Oui, absolument. À travers la musique il est possible de faire passer des concepts, des sens. Il suffit de voir la Baez (Joan Baez, ndr) qui, outre à être une auteur-compositeur, est une activiste politique. Elle a essayé de changer le monde pendant toute sa vie et est maintenant occupée au sein des mouvements féministes américains. En réalité, elle est une mexicaine d’excellente famille (son père, Albert Vinicio Baez, était un physicien important) mais elle a vécu, en première personne, le thème de l’immigré indésirable. Il y a une certaine circularité des thématiques.
D’un DJ set des The Bloody Beetroots, protagonistes de la scène dance-punk à Yann Tiersen : le saut est remarquable. Il est rare de trouver un Festival si diversifié. Pourquoi ce choix ?
Cela se refait à la tendance de cette nouvelle société. Tous (les artistes, ndr) ont des traits communs, malgré qu’ils s’identifient, à l’apparence, par des caractérisations individuelles très différentes. Ce sont, d’une façon ou d’une autre, tous des artistes qui ont choisi de vivre de façon isolée. C’est comme s’ils se posaient les mêmes questions que nous nous posons aussi : « peut-être qu’il nous manque une communauté ? » Motta, par exemple, traite de cette dérive italienne de laquelle nous parlions. C’mon tigre a écrit une chanson intitulée Building a society, d’où le nom de l’édition de cette année, terminologie que je leur ai justement volée. La soirée des The Bloody Beetroots, elle, sera une soirée de divertissement.
À propos du choix de vivre de façon isolée : en lisant les histoires des artistes proposés, c’est curieux, le thème de l’isolement revient souvent, le choix de vivre dans de petites réalités, dans des lieux de dimension réduite, où la vie, semblerait être encore authentique. Parmi d’autres : Yann Tiersen, qui a choisi avec sa fiancée de vivre dans la petite île bretonne de Ouessant au sein d’une communauté de huit cent personnes, ou encore Jack Savoretti, qui vit dans l’Oxfordshire, ou Maurizio Carucci, le leader des Ex-Otago, qui, avec sa fiancée, vit dans la Cascina Barban, au sein d’une petite commune de la Val Borbera et alterne sa profession de musicien avec celle de paysan. C’est bien Maurizio Carucci, d’ailleurs, qui utilise un terme très fort, il la définit : « militance tranquille ». Vous croyez qu’il faut partir de nous-mêmes pour la construction d’une nouvelle société plus juste ?
Parfait ! Nous arrivons dans le vif du sujet. Cette « militance tranquille » est merveilleuse. Ezio Bosso la définit « la gentillesse militante ». Tu sais, toute cette série de « bonjour », « bonsoir » et de gestes peu communs comme celui de faire assoir quelqu’un. Finalement, c’est le « rien » qui génère le Bien. Notre histoire de l’art est pleine de philanthropes. Ce sont eux qui nous permettent de profiter de l’Art. Et c’est de là qu’il faut repartir.
Le Festival accueille cette année trois groupes turinois : Fran e i Pensieri Molesti, Diecicento35 et Twee. Combien est active la scène turinoise, ou plus généralement piémontaise, dans ce rêve de « grand changement » ?
Beaucoup ! Les trois groupes seront présents au Gay Pride à Piazza Vittorio. Ce sont des artistes qui incarnent bien la partie la plus progressiste du Pays. À différence du gouvernement... Il suffit de penser au Festival du Cinéma LGBT. À la FieraLibro, elle aussi caractérisée par le monde LGBT. Ou à la maison d’édition qui a publié Salvini, et qui a été ensuite exclue du Salone del Libro. Ces artistes représentent cette histoire-ci : antifasciste. Le premier mouvement gay est né à Turin et c’est une fierté pour moi. Turin est, oui, au centre de la volonté nationale d’un grand changement.
Au cours des éditions précédentes, le Flowers n’était pas seulement de la musique mais aussi des évènements spéciaux et performances. Qu’est-ce que nous pouvons nous attendre cette année ? Y aura-t-il de la place pour une programmation extra-concerts ?
La seule chose différente sur laquelle, par ailleurs, je suis encore en train de travailler, c’est une représentation de l’Odyssée moderne de Giuseppe Cederna, accompagnée de deux orchestres, celle du compositeur Willy Merz et la Cooperativa Sociale CLGEnsemble, sur le Fiume Po. Lui (Giuseppe Cederna, ndr) interprète Ulysse. Et puis il y a Nausicaa. Nous réfléchissons à l’intégration, à l’immigration. Mais nous sommes en train de changer de lieu, nous pouvons dire que tout est encore à définir.
L’Italie, vous disiez dans une autre interview, « est encore à la recherche d’une formule spécifique de festival après les échecs de l’importation des modèles américains ou nord européens ». Vous parliez, entre autres, de « situation incertaine » en ce qui concerne le futur du Festival. Aujourd’hui, par contre, cela semble être tout sauf incertain. Avec des artistes renommés dans le monde entier comme Ezio Bosso & European Philarmonic Orchestra, Joan Baez, Yann Tiersen, Manzanera et Juan De Marcos des Buena Vista Social Club, le Flowers Festival semble être arrivé à une importante destination, cette année tout particulièrement. La situation est-elle en train de changer ? L’Italie a-t-elle trouvé sa « formule spécifique » ?
Les Festivals qui vont mieux sont ceux où la valeur ajoutée de l’histoire des lieux est importante et peut être racontée. Un Festival, supposons au Nord de l’Italie, qui a lieu dans un parking, n’intéresse point. Festivals, au contraire, à l’apparence mineurs comme celui de Sarzana, « secouent », ils sont spirituels, je les vois en grande croissance. Le chemin battu qui a du succès est exactement celui-ci : art, beauté des lieux, culture. Valoriser un système merveilleux qui y est déjà.
Vous ajoutiez que « ce jeu marche si les artistes décident en première personne de le soutenir. Ce type d’artiste, aujourd’hui, tu le comptes sur les doigts d’une main. » La programmation de cette année est incroyablement riche, les artistes à en soutenir la cause sont tout sauf peu. Diriez-vous la même chose à présent ?
Oui, cela fonctionne quand l’artiste est impliqué. Surtout pour l’artiste mainstream. Qui est le plus attentif ? Vinicio (Capossela, ndr), par exemple, à qui tu dois tout raconter. C’est un artiste qui veut comprendre où il est, où il joue, pourquoi. Joan Baez aussi est comme ça. Ils ne se limitent pas à jouer dans un lieu parce qu’il leur a été dit de le faire, mais ils creusent dans son histoire, recherchent des photographies, des anecdotes, ils demandent. Ils se différencient des autres qui ont la soi-disant « approche de marché » : ceux qui descendent de la voiture et vas-y, on y va. Ceci dit, il est bien plus simple de parler de culture avec des artistes de théâtre, plutôt qu’avec des artistes musicaux, surtout si ce sont des artistes de grand succès.
Flowers Festival est à sa cinquième édition. Une belle satisfaction. Comment le projet s’est-il évolué au cours des années ?
Celle-ci est une année zéro. L’année dernière tombait bien, c’était l’année de la loi Basaglia. Ils fermèrent en ’78 l’hôpital psychiatrique, 200.000 enfants furent libérés. Nous avions dédié l’édition à la commémoration de cette loi. Cette année, c’est la 41ème, il est un peu plus difficile de raisonner… C’est une année de transition. Où m’emmènera le Flowers au cours des prochaines années ? Je ne sais pas. Nous le verrons !