« Et je me crée d’un trait de plume
Maître du Monde
Homme illimité »(Pierre Albert-Birot)
Assister à un spectacle du Cirque Plume c’est un peu comme rêver éveillé : c’est voir sous ses yeux un monde marginal où la nature, la folie douce et la poésie sont devise, où la drôlerie se combine à la prouesse, où la musique est tambour battant d’une mise en scène festive et féerique, où des créatures des Métamorphoses mêlant l’homme, l’animal, la merveille et le faune content leurs histoires à la lueur de la lune. C’est une expérience dont on garde un souvenir ému, surtout lorsqu’il s’agit du dernier spectacle, « La dernière saison » comme l’a intitulée la joyeuse et emblématique troupe circassienne.
En effet après 30 ans d’aventures, de conquête des cœurs et des esprits, ils adressent leurs adieux au public, heureux d’avoir fait de leur liberté un art de faire du spectacle et de vivre. Avant-gardistes du cirque contemporain, le Cirque Plume fondé en 1983 dans le Jura, s’est affranchi des codes classiques et restreints du cirque traditionnel pour rêver et bâtir une utopie scénique en fusionnant toutes sortes de disciplines – et d’indisciplines ! – telles que le théâtre, la danse, l’art, la musique, la mise en scène, l’écriture, la poésie, juxtaposées aux arts du cirque : acrobaties, clowns, jonglage, trampoline, voltige, équilibre, contorsion etc., et former une mosaïque haute en couleur comme un feu d’artifice.
Ils ont ainsi conservé le chapiteau mais aboli la piste circulaire pour la remplacer par la « boîte noire » scène ordinairement utilisée au théâtre, ont fait de la musique et des musiciens des participants actifs et créatifs du spectacle, et ont affranchi les animaux du travail forcé et de l’exil comme le revendique le spectacle de 1990 « No animo Mas anima », tournant décisif dans leur histoire et dans celle du cirque.
Pour cette dernière célébration de la vie et de la fantaisie, les saisons s’effeuillent, s’effleurent, et la lune, astre fécond, rythme la vie comme le sommeil. La « boîte noire » s’est faite allégorie de la Nuit, les ombres font de la pantomime pendant que les noctambules habiles se désarticulent, se basculent, se bousculent, s’ondulent, se découvrent de ridicule, en animaux fabuleux se fabulent, s’affolent et s’affublent d’étranges costumes aux coutures païennes. Le spectacle alterne les tableaux, intermèdes et sketches. Tout du long l’humour est en balance avec la délicatesse, on rit, on frissonne, on s’étonne, on s’émerveille ; tous participent, tout se mélange.
A l’automne, les gens rentrent de voyage, les feuilles mortes embrasent le décor de leurs couleurs chaudes, les bouteilles sont vides mais l’équilibre est maintenu ou pieds tenus, la nature se dénude et Mr Loyal aussi. Ça danse, ça fait des courses de rallye-humain à coups de balais et des compètes de virtuosité animale, haltérophile, et même de roulades, puis, la grâce à nouveau s’instaure, illustrée au cerceau, berceau fragile d’une créature aérienne.
En hiver la neige tombe et virevolte légère comme une plume, une âme s’emballe de ces flocons d’oiseaux dans un ballet saccadé, le ski engendre des gags exquis au grand dam d’une débutante toute en souplesse, une faunesse des bois se hisse et fait de la glisse sur un mât, le père Noël et le père Fouettard se mettent en pétard puis se font la belle, les enfants de la lune se réchauffent en musique, en chants et en rondes acrobatiques.
Puis les beaux jours reviennent, les arbres bourgeonnent, fleurissent, s’épanouissent, la lune progressivement se colore. Des monstres touffus s’unissent à l’harmonie, un bacchus et autres acolytes farfelus font éclore la scène tandis qu’une vénus toute de rouge vêtue parade en gesticulations hallucinantes et incongrues. Ça s’échauffe, se percute à tam-tam sur les bidons, se baffe à la volée, à se déplumer, une nymphe loufoque d’une intrépide agilité danse un rock’n’roll périlleux sur deux fils, l’orchestre valse sur un kiosque mobile comme un manège à mélodies d’autrefois et de toujours, et tout tourbillonne de volupté volontaire.
Hélas voici qu’une autre saison voit le jour, ployant, croulant sous une tempête de plastiques que deux équilibristes sur mer affrontent désemparés ; plastique évoqué déjà au tout début, avant que le spectacle ne commence, jonchant au milieu des feuilles mortes… L’ultime saison c’est aussi celle à craindre et celle à réparer, le dernier combat de l’homme contre sa bêtise… Heureusement les rêveurs faiseurs de miracles parent à cette pluie cynique et font tout tanguer une dernière fois dans une ritournelle d’ombrelles et de lumières chavirant nos âmes à l’unisson.
Une dernière saison comme la fin d’une ère qui s’ouvre sur une autre, sur d’autres aires, d’autres musiques, d’autres rêves… La poésie donne son envolée à la plume qui trace les pourtours délicats et abrupts des réalités narrées et des imaginaires joués.
J’ai l’impression d’avoir goûté un nuage de beauté. En vrai ce dernier c’était mon premier. Merci pour cet aller simple vers l’enfance infinie et kénavo.