Scène 5 [Sierra Maestra, 1956-58]
L'intervalle fut réel : une authentique rupture « épistémologique » pourrait-on dire avec une veine d'ironie althussérienne, puisque entre le départ pour l'expédition du Granma et l'issue victorieuse de la campagne de Las Villas - terminée par Che Guevara avec la bataille de Santa Clara, d'où surgit sa « légende » - s'interrompt la lecture des textes de marxisme et la réflexion philosophique sur eux-mêmes. L'interruption dure un peu plus de 2 ans, commence avec le départ de Tuxpan (dont l'unique disposant d'une précédente expérience militaire était l'italien Gino Doné [1924-2008] qui avait participé à la résistance en Vénétie), se poursuit avec l'occupation des deux principaux forts militaires de La Havane - sous la direction du Che et de Camilo Cienfuegos (1932-1959) - et se termine avec l'instauration du nouveau régime dirigé par Fidel Castro. C'étaient des périodes de guérilla sur les montagnes et d'attentats dans les villes, de grèves, de réforme agraire, d'expropriations et de nationalisations, de création d'une nouvelle structure étatique. Ce n'était certes pas des temps de réflexion théorique, d'étude ou d'approfondissements du message marxien.
Des Passages de la guerre révolutionnaire et dans la mémoire de différents combattants on sent un profond désintérêt envers les problèmes de théorie politique de la parte de la direction castriste - en cela de manière très différente de ce qui était s'était produit dans les premiers moments de la révolution russe - et on a l'impression qu'elle s'est enfermée dans une sorte d'auto-isolement théorique. Il l'admet lui-même en écrivant à la figure politique que personnellement j'ai toujours considérée comme la plus représentative de la révolution cubaine (le commandant René Ramos Matour [« Daniel », 1932-1958]), mort en combattant, mais seulement après avoir tenu tête au Che dans une polémique qui mériterait la meilleure attention et qu'au contraire, par hypocrisie politique, on l'a toujours quasiment ignorée ou diminuée.
Le 14 décembre 1957 le Che lui écrit une longue lettre, très critique vis-à-vis des positions du llano (le M26-7 dans la ville dans laquelle Daniel avait été le principal dirigeant après la mort de Frank País [1934-1957]), en affirmant :
J'appartiens, par ma préparation idéologique, à ceux qui croient que la solution des problèmes du monde se trouve derrière le soi-disant rideau de fer et je considère ce mouvement comme un de ceux, nombreux, qui ont été provoqués par l'essoufflement de la bourgeoisie pour se libérer des chaines économiques de l'impérialisme. J'ai toujours considéré Fidel comme un authentique leader de la bourgeoisie de gauche, même si sa personnalité est caractérisée par des qualités personnelles d'extraordinaire valeur, qui le placent bien au-dessus de sa classe. Avec cet esprit, j'ai commencé la lutte : honnêtement sans l'espoir d'aller au-delà de la libération du pays, disposé à m'en aller quand les conditions successives de la lutte firent pencher à droite (vers ce que vous représentez) toute l'action du Mouvement.
Il serait trop long d'expliquer ici l'objet de la polémique qui est cependant d'un grand intérêt pour comprendre la dynamique de la révolution cubaine, mais je l'ai déjà fait de manière détaillée en d'autres occasions. Mais retenons au moins deux aspects :
a) Guevara était arrivé à se considérer de manière définitive comme membre du camp communiste (soviétique) et comme marxiste il se considérait comme un militant isolé à l'intérieur d'un mouvement démocratique bourgeois comme le M26-7, et bien que celui-ci soit engagé dans une lutte armée, il n'était disposé à lui accorder confiance que jusqu'à un certain point (l'influence d'Hilda Gadea était ici évidente).
b) Dès 1957 il avertissait qu'il ne pouvait épuiser sa propre action révolutionnaire dans le seul mouvement cubain et il annonçait, avec un vrai esprit prophétique, l'intention de partir pour « d'autres terres du monde », comme cela arrivera moins de 10 ans plus tard, si sa formation idéologique devenait incompatible avec le processus révolutionnaire en acte. C'est une preuve irréfutable de l'esprit internationaliste qui marquait sa récente adhésion au communisme, même si pour le moment elle correspondait avec l'orientation soviétique.
C'est beaucoup, mais c'est aussi tout ce qu'on peut retenir car il n'y a pas d'autre intérêt pour notre réflexion sur l'évolution de son marxisme qu'on puisse retirer des années de la Sierra Maestra et de la première formation du nouveau régime cubain.
Second temps, Orthodoxy Story
Scène 6 [de La Havane à Moscou, 1959-63]
Comme nous le savons, le gouvernement révolutionnaire attribua au commandant Guevara des charges importantes, mais toutes comprises dans la sphère économique, comme président de la Banque nationale de Cuba, dans une première phase, et ensuite comme Ministre de l'industrie (à l'époque unifié en un seul organisme) jusqu'à ses démissions advenues entre la fin 1964 et le printemps 1965.
On lui confia également d'importantes missions à l'extérieur qu'il mena quasiment comme un vrai ministre des affaires étrangères - auprès de l'ONU, de l'OEA (Organisation des États Américains), des pays du COMECON, des nouvelles nations africaines, de plusieurs mouvements de libération nationale - en devenant une sorte « d'ambassadeur ambulant » de la révolution cubaine. C'est part essentielle de son activité gouvernementale sort de notre réflexion. Presque toutes les biographies en parlent, mais pour en avoir une vue d'ensemble et un témoignage direct, je conseille particulièrement la lecture du livre Caminos del Che, du commandant Jorge « Papito » Serguera (1932-2009) qui, justement grâce à sa totale identification avec la politique secrète du gouvernement cubain, se trouve à assumer un rôle de premier plan dans des opérations très « délicates » : par exemple, comme ambassadeur en Algérie à l'époque de Ben Bella ou comme chargé des rapports avec Juan Domingo Perón (1895-1974) dans l'exil espagnol.
Les années du Che comme Ministre de l'industrie sont aussi des années de reprise de ses études de marxisme, ainsi que d'autres études nécessaires pour la gestion de son ministère : un domaine dans lequel il devait tout apprendre en partant de zéro, mais en démontrant pourtant des capacités d'apprentissage vraiment exceptionnelles. Il est évident que la nature particulière de sa charge le porta à approfondir l'étude de Marx et de ses épigones surtout dans le domaine de la critique de l'économie politique. Mais comme nous le verrons dans la Scène suivante, cela se fit sans dérive économiciste, bien au contraire.
De la même manière ses contacts assidus et opérationnels avec les usines et d'autres centres productifs ne firent pas de lui un ouvriériste. Sur ce plan, sa formation marxiste antidogmatique et d'origine non orthodoxe constitua un vaccin efficace contre des déformations qui auraient été « naturelles » pour un néophyte partisan de l'étatisme communiste et admirateur du modèle soviétique et des œuvres de ses idéologues dans le champ économique ; ceux-ci commencèrent à circuler en espagnol à Cuba avant que le pays n'entre officiellement dans le CAME (COMECON, 1972). Cette partie de l'action et de la formation économique guévarienne a été amplement reconstruite par son ex-vice-ministre Orlando Borrego (né en 1936), dans le livre Che, el camino del fuego de 2001 (en particulier dans les premiers cinq chapitres).
Cependant, la meilleure anthologie des textes du Che dédiés aux questions économiques fut publiée à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, par les soins de l'historien Juan José Soto Valdespino (Temas económicos, 1988). Ils ne pouvaient cependant pas contenir les textes guévariens consacrés à la polémique avec les conceptions économiques soviétiques, et leur publication fut repoussée par le gouvernement cubain jusqu'en 2006, quand l'URSS n'existait plus depuis près de 15 ans (j'en parle ci-dessous). Pour une étude mise à jour des idées économiques du Che on peut utiliser Introducción al pensamiento marxista [Introduction à la pensée marxiste] coordonnée par Néstor Kohan au nom de la Chaire Ernesto Che Guevara des Mères de la Place de Mai.
En plus de son investissement dans le domaine économique, le Che continue à lire tout ce qui est possible de Marx et du marxisme officiel, étant totalement en accord à cette époque avec la politique de rapprochement avec les soviétiques que Fidel Castro entreprit dans l'île dès les premiers mois de la victoire révolutionnaire. Dans cette voie Guevara eut un rôle clé spécialement en proposant aux Éditions d'État la publication des textes théoriques produits au-delà du « rideau de fer », mais également avec le difficile objectif de «réhabiliter» le local Parti communiste (Partido socialista popular [PSP]). En plus de sa précoce hostilité envers le M36-7 et l'absence d'action dans le processus révolutionnaire comme groupe dirigeant (mais pas avec ses militants de base), ce parti devait se faire pardonner aussi le soutien donné en 1940-44 au premier gouvernement de Fulgencio Batista (1901-1973) - auquel il avait participé avec deux ministres - et ses successifs rapports de collaboration ambigüe avec le second gouvernement (suite au coup d'État de Batista de 1952) allant même jusqu'à s'opposer aux tentatives pour l'abattre, comme par exemple l'assaut à la Caserne Moncada.
Est-ce que Guevara connaissait ces moments collaborationnistes du PSP ? Il est difficile de dire en quelle mesure et jusqu'à quel point, notamment parce qu'après la victoire de 1959 on avait fait disparaître les possibles documents compromettants sur le PSP de Blas Roca (1908-1987), comme j'ai pu le vérifier personnellement en 1968. Mais au lendemain de la prise du pouvoir l'identification de Guevara avec le modèle soviétique le poussait à sous-évaluer ces erreurs du stalinisme cubain. Il s'en repentira amèrement par la suite, quand justement proviendront d'ex-PSP les attaques les plus dures contre sa gestion de l'industrie, et lorsque l'appareil de propagande soviétique international lancera après sa disparition une campagne de calomnies sur sa présumée perte de raison, tellement forte qu'il serait même devenu… trotskiste.
Mais dans les premières années 1960 tout cela ne pointait pas encore à l'horizon du ministre Guevara. Car ce sont en fait les années dans lesquelles son marxisme se plie aux standards dogmatiques et scholastiques du « matérialisme dialectique » de marque soviétique - le fameux Diamat - l'amenant à émettre des formules pleines d'évolutionnisme vulgaire et de mécanicismes que seulement plus tard il rejettera.
Le texte de base le plus célèbre pour cette réduction « scientiste » du marxisme est l'article Notes pour l'études de l'idéologie dans la révolution cubaine (dans Verde Olivo, octobre 1960) dans lequel l'adhésion au marxisme dans le cadre des sciences sociales est comparée à celle que s'auto-attribue le scientifique dans le domaine des sciences naturelles, physiques ou mathématiques. Les comparaisons que fournit Guevara sont très significatives, quand il affirme qu'à un physicien personne ne demandera s'il est « newtonien » ou à un biologiste s'il est « pasteurien » parce qu'ils le sont par définition et par démarche naturelle. Et même si de nouvelles recherches et de nouveaux faits amèneront à changer les positions initiales, il restera toujours un fond de vérité issu des instruments employés pour atteindre de présumées certitudes scientifiques. C'est ce qui arrive à qui se considère marxiste et l'est effectivement. La comparaison « scientifique-naturaliste » avec le marxisme continue en citant Einstein avec la relativité et Planck avec la théorie quantique qui selon Guevara n'ont rien enlevé à la grandeur de Newton : ils l'ont « dépassé » mais seulement dans le sens que « le scientifique anglais représente le passage nécessaire » pour cet ultérieur développement (Escritos y discursos, IV, p. 203 Scritti scelti, II, p. 402).
Guevara n'échappe pas à une conclusion définissable comme déterministe et évolutionniste en même temps quand il affirme qu'il y a « des vérités aussi évidentes, aussi liées à la conscience des peuples, qu'il est inutile de les discuter. Elles doivent être marxistes de la même manière naturelle avec laquelle on est "newtonien" en physique ou "pasteurien" en biologie » (p.401). C'est une manière sans raffinement d'affirmer une conception dogmatique de la science sociale, et donc aussi en l'espèce du marxisme.
En poursuivant l'analogie avec les mathématiques dans lesquelles on a eu « un Pythagore grec, un Galilée italien, un Gauss allemand, un lobačevskij russe, un Einsein etc. », Guevara affirmait qu'également dans le champ des sciences sociales on pourrait tracer l'itinéraire d'un grand processus d'accumulation du savoir de Démocrite jusqu'à Marx - mais cela, que j'ajoute personnellement, au total mépris de la discontinuité que le marxisme attribue à la dialectique historique marquée par des ruptures, des sauts, des recompositions et des synthèses. Mais alors pour le Che, Marx est devenu non seulement le chercheur qui « interprète l'histoire et en comprend la dynamique », mais aussi celui qui « prévoit les évènements futurs », qui « prophétise » (on évoquera plus loin justement les « prévisions du Marx scientiste », qui est « artisan de son propre destin » et qui en plus d'interpréter la nature dispose désormais des instruments pour la « transformer ». D'où l'évidente référence à la nécessité de l'action révolutionnaire comme conséquence logique d'une telle connaissance scientifique de la nature, de l'histoire et du monde rendue possible par le marxisme, désormais considéré comme une science.
Cette vision étroitement matérialiste a été certainement retirée d'interprétations très simplistes des œuvres d'Engels (Anti-Dühring, Dialectique de la nature, Socialisme utopique et socialisme scientifique) et de Lénine (Matérialisme et empiriocriticisme) qui ne sont pas cités mais qu'Ernesto avait lus au Guatemala et au Mexique. La comparaison du marxisme avec les sciences mathématiques, physiques ou biologiques - qui étaient monnaie courante pour la marxologie de l'époque stalinienne - débouche alors dans le plus grossier évolutionnisme philosophique lorsque Guevara marque la continuité entre « Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao Tse-toung », en arrivant même à joindre les « nouveaux dirigeants soviétiques et chinois » dans cette chaîne de Saint-Antoine de la pensée soi-disant marxiste (Escritos y discursos, IV, p. 204 [Scritti scelti, II, p. 403]) : de tous, selon le Che, on aurait dû suivre «le corps de doctrine » et évidemment « l'exemple » (mais sur Khrouchtchev il changera vite d'idée…).
Il serait mesquin de poursuivre avec d'autres citations d'une telle liste ingénue des présumés mérites scientifiques-naturalistes du marxisme - qui pourtant ici n'est étrangement jamais qualifié de « matérialisme dialectique », selon ce qu'aurait au contraire imposé la tradition stalinienne - et surtout on évitera, comme de trop nombreux analystes l'ont établi, de faire de cet article un des sommets atteints par Guevara dans sa réélaboration du marxisme. Parmi eux pourtant se trouve Ch. Wright Mills (1916-1962) qui inclut cet unique texte du Che dans sa célèbre anthologie The Marxists (1962). (Guevara rendra la politesse en incluant dans ses propres Apuntes de 1966 - desquels nous parlerons - plusieurs extraits tirés de The Marxists).
Sur le « marxisme » de Marx il n'y a rien de plus, parce que le reste de l'article se lance dans une analyse très fantaisiste du développement de la révolution cubaine, que nous délaissons sans regret. J'ai pourtant autrefois porté une certaine attention à la manière expéditive avec laquelle le Che avait liquidé dans ce texte quelques affirmations des deux pères fondateurs sur le Mexique et sur Bolivar. Je me contente ici de citer Guevara, mais pour mon commentaire je renvoie à mon analyse détaillée dans Che Guevara. Pensiero e politica dell’utopia, pp. 57-63. Avec un avertissement : pour incroyable que cela puisse paraître, l'extrait critiquant Marx que je vais citer fut supprimer - censure évidente - par les coordonnateurs des Escritos y discursos en 9 volumes publiés par l'Editorial de Ciencias Sociales (recueil habituellement utilisé pour les Œuvres du Che après 1957) : pour le croire il faut regarder le volume IV à la page 203. La Fondazione Guevara a déjà révélé de nombreuses autres censures tant dans ce recueil « officiel » que dans d'autres éditions cubaines des Œuvres du Che, et a rendu publique sa dénonciation d'une situation aussi scandaleuse et ridicule (voir CGQF n. 6/2006, pp. 73-84).
Mais puisque la main droite de la bureaucratie ignore souvent ce que fait la gauche, on peut trouver la reproduction intégrale de cet extrait dans Obras 1957-1967, produite et ce n'est pas un hasard par la Casa de las Américas en 1970, quand elle était alors dirigée par une femme intelligente et anticonformiste Haydée Santamaría. Je le reproduis en entier, autant par ce que c'est un bel écrit du Che (chose qui ne semble pas avoir ému l'âme des censeurs), que par hommage à Marx pour son 200° anniversaire :
Au Marx penseur ou chercheur en sciences sociales et du système capitaliste dans lequel il vit, on peut évidemment attribuer quelques inexactitudes. Nous latino-américains, par exemple, nous ne pouvons pas être d'accord avec son jugement sur Bolivar et avec l'analyse, conjointement avec Engels, qu'il fait des mexicains, en prenant pour vraies certaines théories sur la race ou la nationalité, aujourd'hui inadmissibles. Mais les grands hommes, décrypteurs de vérités lumineuses, survivent malgré leurs petites erreurs, qui servent à les rendre plus humains : ils peuvent commettre des erreurs sans que cela n'entame notre claire conscience du niveau atteint par ces géants de la pensée. C'est pour cela que nous disons que les vérités essentielles du marxisme sont parties intégrantes de la communauté culturelle et scientifique des peuples et nous les acceptons avec l'évidence qui provient de quelque chose qui n'a pas besoin d'ultérieures discussions.
(Scritti scelti, II, p. 402)
Les critiques que Guevara adresse aux textes marxo-engelsiens sur l'Amérique latine pouvaient faire référence à quelques échos compilés par Marx et Engels pour la New American Cyclopædia (publiée à New York en 16 volumes entre 1858 et 1863, sous la direction de Charles Anderson Dana [1819-1897], directeur également pendant deux décennies du New York Daily Tribune), mais surtout à une lettre de Marx à Engels du 2 décembre 1854 (in Opere complete, XXXIX, p. 434).
Après avoir précisé la complexe affaire, dans mon commentaire je donnais ouvertement raison aux deux grands amis et tort à Guevara. Mais j'ajoutais un élément plus grave, le fait que, dans l'analyse donnée par le Che de l'idéologie de la révolution cubaine, il n'apparaissait aucun des grands libertadores [libérateurs], ni aucun penseur ou écrivain latino-américain engagé dans la lutte antiespagnole, et même pas José Martí (1853-1895). Le Che citait des philosophes grecs, des physiciens et des mathématiciens de diverses époques, et très souvent Marx lui-même, mais jamais des autochtones, cubains ou latino-américains. Une absurdité sans doute due à la hâte du néophyte qui voulait se montrer plus marxiste que Marx, avide d'exposer une familiarité construite avec son œuvre, mais qui ne peut que nous laisser perplexe. Plus que de la conception marxiste vulgaire du marxiste ici démontrée, c'est l'absence de références à des idéologies et à des conceptions politiques latino-américaines qui constitue la lacune la plus grave de ce texte malheureux, qui pourtant a beaucoup plu en son temps et qui d'ailleurs continue encore à plaire.
Il ne s'agissait pas non plus d'un cas isolé puisque dans d'autres textes de l'époque apparaissaient d'analogues versions réductrices et éloignées des méthodes d'analyse marxiste, accompagnées d'une profonde ignorance de la grande tradition de débats qui dans le cours du XX° siècle s'était développée à partir de l'original legs marxien.
On peut citer en exemple l'interview la plus intéressante qui n'a jamais été faite à Guevara : celle de mon ami Maurice Zeitlin (né en 1935) du 14 septembre 1961, publiée aussitôt dans Root and Branch (photocopie dans CGQF n. 9/2014, pp. 219-26), une revue basée à l'Université de Berkeley en Californie, et qui fut souvent reprise (Cf. Cuba, an American tragedy). En cette occasion, tout en ayant évoqué des thèmes politiques de grande actualité théorique, Guevara répétait en conclusion la vulgate matérialiste précédente, y compris avec la comparaison avec la biologie, à laquelle, en tant que médecin, il tenait beaucoup :
Nous considérons le marxisme comme une science en développement, par exemple comme la biologie. Un biologiste ajoute sa propre contribution à ce que d'autres ont fait, tout en travaillant dans son domaine spécifique. Notre spécialité à nous, c'est Cuba.
Dans la réponse suivante, en rendant plus claire (et plus grave) la comparaison avec la biologie, Guevara l'étendit aussi à Lénine : un « éloge » dont il se repentira ensuite (en 1964) quand il prendra nettement sa distance avec la vulgate léniniste :
La valeur de Lénine est énorme - de la même manière que le travail d'un grand biologiste a de la valeur pour d'autres biologistes. Il fut probablement celui qui a le plus contribué à la théorie de la révolution. À un certain moment, il fut capable d'appliquer le marxisme aux problèmes de l'État et d'en faire émerger des lois de validité universelle.
C'est dans cette interview menée par Zeitlin (qui offre ici un modèle exemplaire de comportement d'authentique « intervieweur » qui ne reste pas passif ou inerte devant les réponses de l'interviewé) que Guevara devait reconnaître sa méconnaissance des grandes figures du socialisme comme Eugene Debs (1855-1926) ou Rosa Luxemburg (1871-1919). Vis-à-vis de cette dernière il formule seulement une sorte d'épitaphe malheureuse en disant que « ce fut une grande révolutionnaire dont la mort en révolutionnaire est la conséquence de ses erreurs politiques ». Six années après on aurait pu appliquer les mêmes mots au Guevara bolivien, avec la même absence de générosité dans la formulation.
L'emploi de la formule « matérialisme dialectique » fut amplement utilisée dans un discours de Guevara lors d'une remise de prix au Ministère de l'industrie, le 31 janvier 1962 (Escritos y discursos, VI, pp. 79-90). Après avoir fait avec enthousiasme l'éloge d'un livre de Blas Roca, le Che fait une sorte de synthèse du niveau de marxisme atteint par lui en cette période, totalement disproportionné en faveur du dernier Engels, comme c'était désormais la norme dans la marxologie soviétique.
Dans l'extrait qui suit (p.81) apparaissent :
a) la théorie naïvement matérialiste (et donc infondée) de l'existence de deux sciences, la bourgeoise et la prolétaire
b) l'attribution à Engels justement d'une théorie de l'origine de la vie sur la terre
c) l'applicabilité de la méthode matérialiste dialectique à tous les aspects de la réalité (avec Staline on ira jusqu'à la linguistique et la génétique)
d) l'identification de fait d'une telle méthode avec la science non capitaliste, donc avec celle « prolétaire », même si ce n'est pas ultérieurement spécifié
De fait se confirme ici l'adhésion intégrale de Guevara à la théorie du Diamat et à ses prétentions d'hégémonie culturelle sur tous les aspects de la vie individuelle et sociale.
Le concept de la vie que nous fournit le matérialisme dialectique est différent de celui que nous offre le capitalisme, tout comme est également différent le concept de la science du matérialisme dialectique. Il y a longtemps Engels avait définit la vie comme un mode d'existence de la matière protéinée ; c'était une nouvelle conception qui à l'époque révolutionnait le monde des idées […]. C'est pour cela que nous devons chercher de tels fondements, d'apprendre à penser à bon escient dans tous les domaines, grâce aux méthodes du matérialisme dialectique, pas seulement dans les discussions politiques où dans des situations bien déterminées, mais pour l'appliquer comme méthode dans tous les projets scientifiques ou pratiques que nous devons assumer. Toutes les interprétations de la technique, et surtout l'interprétation de l'économie changent énormément si on les examinent à la lumière du matérialisme dialectique ou sous les fausses lumières des conceptions capitalistes.
Si le Che ministre de l'industrie manifeste dans les premières années de la révolution une adhésion acritique aux conceptions du marxisme soviétique, cela est dû aussi au fait que ces conceptions furent importées et acceptées naïvement avec tout leur grossier et brutal mécanicisme par l'ensemble du groupe dirigeant cubain. Par quelques-uns passivement, par d'autres activement : parmi ceux-ci en premier il faut placer Guevara et Raúl Castro (né en 1931) qui est considéré depuis le début comme l'unique autre « communiste » de la direction du M26-7. On peut leur adjoindre Osmany Cienfuegos (n. 1931), dès la mort de son frère Camilo, qui provient du PSP et sera futur dirigeant de l'Ospaaal (Organización de solidaridad de los pueblos de África, Asia y América Latina).
Ce sont aussi des années dans lesquelles le travail idéologique (propagande, écoles, formation des cadres, publication des principales revues…) tombent dans les mains des dirigeants formés dans le vieux PSP et qui depuis peu avaient été appelés à faire partie de la nouvelle direction du pays. C'est à eux que fut pratiquement confiée la gestion des activités proprement « culturelles » du parti en prenant en compte un atout réel : c'étaient les uniques à avoir une certaine forme de préparation théorique.
Mais cette étape sera également réécrite par le Che dans son testament idéaliste de mars 1965 (Le socialisme et l'homme à Cuba, voir surtout l'édition coordonnée par l'argentin José « Pancho » Aricó [1931-1991]), où il dénoncera le «réalisme socialiste» et la culture officielle qui, au prétexte d'être «à la portée de tous» était en réalité «à la portée des fonctionnaires», c'est-à-dire de la bureaucratie. Il y critiquera âprement «le scholastisme qui a freiné le développement de la philosophie marxiste» et le fait qu'une «représentation formellement exacte de la nature» se soit convertie en une «représentation mécanique de la réalité sociale qu'on voulait montrer».
Le 30 mai 1963 Guevara avait écrit une préface élogieuse, à la limite de la naïveté et de l'intention apologétique, pour un livre publié à Cuba par le Partido Unido de la Revolución Socialista de Cuba [PURSC]. C'est le nom du parti intermédiaire, n'existant pratiquement que sur le papier, - de mars 1962 à octobre 1965- dans la phase dans laquelle Fidel Castro impose l'unification en une seule organisation des trois principaux courants politiques alors survivants à Cuba : les communistes prosoviétiques du PSP, le Directorio revolucionario 13 de Marzo et le M26-7. Qui ne partageait pas ce choix (le cas le plus célèbre est Carlos Franqui [1921-2010], l’auteur du Libro de los Doce [Le livre des douze]) fut exclu ou émigra à l'étranger.
Le titre était grandiloquent (El Partido Marxista-leninista), alors qu'il ne s'agissait en réalité que de quelques discours de Fidel Castro accompagnant un des textes liturgiques parmi les plus « célèbres » du monde soviétique, à savoir le Manuel de marxisme-léninisme d'Otto Wilhelm Kuusinen (1881-1964). C'était le leader historique du stalinisme finlandais sorti indemne de dizaines de purges et de retournements politiques, « célèbre » pour avoir été mis à la tête du gouvernement fantoche créé par les soviétiques quand ils avaient vainement tenté de conquérir la Finlande (1939-40) en application des clauses du Protocole secret accompagnant le Pacte signé entre Staline (Molotov) et Hitler (Von Ribbentrop).
La préface de Guevara à cet opuscule peut être considérée comme le plus bas niveau atteint par lui dans l'exaltation du « matérialisme naturaliste », c'est-à-dire du marxisme-léninisme de type soviétique. Cette date marque la limite de la dégradation théorique de son marxisme. Ensuite commencera à difficilement ré-émerger le marxiste anticonformiste, lucide et antidogmatique qui des années auparavant avait admiré le mariatéguien Hugo Pesce et avait écouté - mais pas suffisamment - les conseils théoriques de la jeune apriste de gauche Hilda Gadea.
L'engagement déployé par Guevara pour rapprocher Cuba de l'URSS et pour confondre la finalité idéologique de la révolution cubaine avec la vulgate marxiste diffusé par l'appareil de propagande soviétique fut reconstruit avec enthousiasme (et en large partie inventé) dans un livre de « paléontologie guevaro-logico-marxiste » publié en 1972 en russe et en 1975 en espagnol (Editorial Progreso, Moscou). Le titre était simple - Arn∂sto C∂ G∂vara (Ernesto Če Gevara [Ernesto Che Guevara]) - mais moins simple était la volonté de l'auteur, Iosif P. Lavretskij, pseudonyme d'un agent de la police secrète soviétique, caché également sous un autre nom comme nous le démontrons dans CGQF n. 4/20011. Les pages dans lesquelles l'émissaire du KGB célébrait massivement l'engagement prosoviétique du Che sont les 183-205 de l'édition russe et les 178-98 de l'édition espagnole.
1 Pendant quelque temps on a cru que Iosif P. Lavretskij était un chercheur soviétique, tout en le soupçonnant d'être en réalité un lituano-russe auteur d'œuvres sur Guevara : Iosif Romual’dovič Grigulevič (1913-1988). Il fut vite évident que Grigulevič et Lavretskij étaient les deux noms d'un même auteur. Le premier était une personne réelle, agent du NKVD puis du KGB (sous le nom de « Teodoro Castro Bonnefil »), lié à divers assassinats importants (Nin, Trotski, etc.) et chargé jusqu'à un certain point de tuer aussi le président de la Yougoslavie, Tito ; le second était son pseudonyme. Les catalogues de la bibliothèque de la Harvard University (étatsunienne) signalent que les deux noms identifient le même auteur. À la page 427 de son livre La vida en rojo, una biografía del Che Guevara [la vie en rouge. Une biographie de Che Guevara] (1997) Jorge Castañeda Gutman (né en 1953) écrit que « Lavretskij » est le pseudonyme derrière lequel se cachait Josef Grigulevič, historien soviétique et agent du KGB. Zbigniew M. Kowalewski (né en 1943), principal chercheur polonais du Che, confirma en juin 2001, lors d'une intervention au Congrès de la Fondazione Guevara à Acquapendente que « Lavretskij » était bien le pseudonyme de Grigulevič, ex-fonctionnaire de la police secrète soviétique. Lors de la même rencontre le chercheur tchèque Vladimír Klofáč (né en 1952) rappela que Miloslav Ransdorf (1953-2016), vice-président du Parti communiste de bohème-Moravie avait indiqué le nom Lavretskij/Grigulevič (associant ainsi les deux noms) dans la note 50 du livre Muž Svědomí (Homme de conscience). Ernesto Che Guevara, Nakladatelství Futura, Praha 2000. Toutes ces hypothèses furent définitivement confirmées par la publication des archives de Vasilij Nikitič Mitrochin (1922-2004), en 1999-2000, puis posthumes en 2005. J'ajoute une petite curiosité : dans le « plan de lecture de Bolivie » le Che inclut le Pancho Villa du même I. lavretskij dans sa liste de livres de 1966.