Je donnerai à mon rapport la forme d’un récit romancé. C’est que l’on m’a appris, lorsque j’étais petit, sur ma planète natale, que la Vérité est affaire d’imagination. Un fait irréfutable peut être accepté ou refusé suivant le style dans lequel il est présenté – tel cet étrange joyau organique de nos mers dont l’éclat s’avive ou se ternit selon la personnalité de la femme qui le porte : ne peut-il même tomber en poussière ? Les faits ne sont pas plus solides, cohérents, réels. Mais, comme les perles, ils ont une sensibilité. Ursula K. Le Guin, La main gauche de la nuit, 1969
But both are sensitive propose un dialogue entre le travail sculptural de Jennifer Rose Sciarrino et la pratique de dessin de Marion Wagschal. Projet Pangée est heureuse de présenter cette exposition qui souligne les affinités, tant esthétiques que conceptuelles, qui unissent ces deux artistes de générations et d’allégeances formelles pourtant distinctes. Ici, toutes deux se livrent à une observation de la vie à la frontière du réel et font état, dans leurs œuvres respectives, d’instances où la réalité semble se jouer de la fiction. Alors que Sciarrino voue son attention au monde invisible à l’œil nu, magnifiant de microscopiques formes de vies végétales à l’apparence surréelle, Wagschal allie éléments historiques et autobiographiques afin de se livrer à une réécriture sublimée, quasi-mythologique du féminin. De manière étonnante, ce rendez-vous entre les deux artistes révèle leur disposition commune à embrasser un réalisme à la fois fantastique et sensible.
D’imposants ellipsoïdes de verre soufflé, modelés par Sciarrino à partir de minuscules grain de pollen, se dispersent le long de murs et s’amoncellent dans les coins comme si le vent les y avaient portés. Leur rondeur bienveillante se voulant la promesse d’une étrange floraison, ces curieux organismes biologiques esquissent les lignes d’une science-fiction végétale qui se réverbère dans l’espace alors que deux figures d’albâtre diaphane semblent s’animer au bout de longues tiges d’acier contorsionné. Ce duo sculptural, représentant une spore de champignon et une grappe de levures surdimensionnées, se livre comme un témoignage de l’intime ; une rencontre entre deux corps cristallisés, tendus l’un vers l’autre dans une attente qui invite les spéculations. Sous la main de Sciarrino, la fragilité du verre et la douceur de l’albâtre expriment une poésie matérielle qui trouve écho dans les dessins évanescents mais non moins crus de Wagschal. Sous des lavis d’aquarelle et de délicats nuages de fusain et de craie, des scènes singulières se profilent comme autant de tableaux oniriques. Telle une apparition se révélant au rêveur éveillé, des personnages historiques, mythiques ou sortis de l’imaginaire de l’enfance se profilent lentement. Ceux-ci perdent vite leur allure intouchable sous le trait fin mais sûr de Wagschal qui les ré-imagine et les humanise, les déshabille ou les pare pour façonner une fiction ludique qui intrigue autant qu’elle charme. Quoique romancées, ces figures féminines dressent ensemble le portrait d’une féminité à la fois forte et vulnérable. Un duo d’autoportraits intimistes, dans lesquels l’artiste apparaît soudainement dédoublée, fait état de cette féminité avec un aplomb qui se voit amplifié par la composition insolite de ces dessins vaporeux.
(Béatrice Cloutier-Trépanier)
Jennifer Rose Sciarrino est une artiste basée à Toronto travaillant la sculpture, la vidéo, et l'installation. Son travail traite des relations cause/effet avec le monde vivant ainsi que de l'enchevêtrement entre le micro et le macro au sein de la nature et de la technologie. Sciarrino a présenté son travail dans plusieurs expositions de groupe dont Talking Back, Otherwise à la Jackman Humanities Institute, Toronto; rans/FORM au Museum of Contemporary Canadian Art, Toronto;To What Does This Sweet Cold Earth Belong? à la Power Plant, Toronto; ainsi que des expositions solo intitulées Cloak à 811 Gallery, Toronto, Thrummer à Daniel Faria Gallery, Toronto et Ruffled Follicles and a Tangled Tongue à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge.