En Europe occidentale, notre génération n’a pas connu la guerre. Elle a grandi dans ces années de progressive abondance, les années soixante avec la révolution culturelle de mai 1968, celles des soixante-dix gonflées par la force des syndicats revendiquant un bien être toujours croissant, la décennie suivante, celle des « golden boys », où tout semblait devenir possible et permis.
L’idée que demain, en Europe, nous pourrions devenir moins riches qu’aujourd’hui, que nos enfants pourraient vivre moins bien que nous avons vécu, nous semblait donc impossible. Et pourtant aujourd’hui, chacun prend peu à peu conscience que c’est non seulement tout à fait possible, mais que nos sociétés glissent sur la pente. Si on continue à gouverner l’Europe comme on le fit ces trente dernières années, la tendance deviendra irréversible : des années de déclin pour notre continent, bien que personne n’ose l’affirmer. De fait, la plupart de nos gouvernants usent de tous les moyens pour s’efforcer de le cacher.
Regardons un instant en arrière. Depuis 1960, on nous dit que le monde est en progrès constant, que la démocratie finira, grâce au libéralisme, par s’imposer partout sur la planète. On nous dit qu’avec l’ouverture des frontières, notre espace économique s’agrandira sans cesse et nous fournira les marchés nécessaires à une croissance économique qui ne s’interrompra plus.
Le choc pétrolier de 1973 ne suffit pas à ébranler le rêve. Les années’80 virent le sommet de ces croyances : avec l’argent facile des yuppies (young urban people) gagné en bourse, avec des salaires croissant à toutes voiles au rythme des déficits budgétaires des Etats, avec un exode des habitants vers les villes et les mises en jachère des campagnes désertées de leurs cultures alimentaires et industrielles au profit d’importations à coûts toujours plus bas. Bref, une croissance dopée qui a offert à l’Occident ses années d’or et l’illusion de pouvoir plier à ses volontés, et dominer ainsi encore longtemps, la scène internationale.
A la fin du deuxième millénaire, les Etats-Unis finissaient de dominer le monde en creusant de plus en plus profondément un déficit budgétaire, commercial et interne qui lentement sapait les fondements de leur empire. Ils dominaient militairement la planète. Ils apportaient quatre cinquième des ressources opérationnelles à l’OTAN et, avec elles, y emportaient le réel pouvoir de décision. Ils dominaient notre planète indirectement, de manière toujours moins occulte, via un réseau de satellites prenant souvent la forme de dictatures locales, sur l’ensemble du continent latino américain et jusqu’au cœur de l’Asie (l’Iran, et les « guerres régionales », l’Irak, l’Afghanistan …), sans négliger les frontières alors encore externes de l’Europe : la Grèce, l’Espagne, le Portugal.
En 1973, personne n’avait accordé beaucoup d’attention à l’ouvrage paru à Paris chez Fayard d’Alain Peyrefitte « Quand la Chine s’éveillera ». A cette époque, l’Inde était encore le pays de l’esclavage économique, écrasé sous la pauvreté. Après quelques tumultes, le monde arabe échangeait le droit de maintenir la dictature des plus riches en livrant un pétrole à bon marché à ses partenaires occidentaux, si hospitaliers pour leurs avoirs réfugiés dans les banques occidentales. Partenaires inoffensifs, jusqu’à ce coup de tonnerre, dans un ciel apparemment serein, que porta El Qaeda en 2001 contre les Tours Jumelles de New York, une manifestation ouverte de ces pouvoirs induits accompagnant les richesses réfugiées en ces murs.
Dans les années’80, la Russie cachait encore aux opinions publiques un empire qui craquait de toutes parts. Pendant ce temps, dans l’ombre et sous la houlette d’économistes américains bien intentionnés, des équilibres se reformaient. La nomenclatura communiste préparait, avec celles de l’Occident, son avenir personnel, au détriment de l’ensemble de ses populations. Dès 1983, sinon plus tôt encore, alors que l’empire communiste se montrait toujours des plus respectables, des oligarques prenaient accords avec des partenaires occidentaux pour organiser discrètement ce qui s’avéra un vol colossal des capitaux d’Etats, ceux qui dans leur fuite vers l’Occident feront la ruine des populations de cet empire disloqué.
Ce raz de marée de liquidités illégitimes se manifeste, et ce déjà depuis plus de trente ans, par cette infiltration dans les replis de nos économies occidentales de « forces » et de « puissances » toujours plus difficiles à identifier et dès lors à maîtriser, qui sont loin de cultiver une quelconque démocratie politique et économique.
Les guerres régionales dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique, le « terrorisme interne » dans nos démocraties européennes avec ses séries d’attentats meurtriers et jamais expliqués à la fin du siècle dernier (principalement mais non seulement en Italie, en Belgique, en Allemagne), et ces dernières années en Espagne, en France, en Belgique, en Grande Bretagne, en Allemagne et ailleurs, … dessinent les profils de ces nouveaux équilibres. A l’insu de tous, en Europe et ailleurs, jusqu’aujourd’hui.
Ce n’est que grâce à la magistrature italienne, qui a eu le courage de mettre en lumière les rapports de forces qui s’affrontent depuis près d’un demi siècle par des attentats faisant nombre de victimes innocentes, étrangères au conflit qui leur ôte la vie, que l’on peut commencer à donner noms et visages à ce phénomène que certains semblent, jusqu’à ce jour, trouver avantage à occulter. Les attentats « islamistes » du 22 mars 2016 à Bruxelles et cette course sans fin et sans succès pour identifier les « tueurs du Brabant Wallon » dans années’80 qui s’est réveillée ces derniers mois, démontrent à nouveau les récents soubresauts du « monstre », en Belgique, au cœur de l’Europe et des ces réseaux.
La chute de l’empire soviétique en 1989 semblait pourtant annoncer la montée en puissance de l’Europe. La Communauté Européenne s’apprêtait à célébrer ses ambitions de grand marché unique (1992), et promettait à ses citoyens une suprématie européenne pacifique qui profiterait à tous, citoyens et partenaires aux quatre coins de la planète. Un avenir souriant qui devait se fonder d’une part sur « l’attrait de la démocratie », et de l’autre sur une « avance technologique » de l’Europe sans fin prévisible.
Pour ce qui concerne l’attrait de la démocratie, il fonctionna de fait, mais à contre sens. Plutôt que de porter la démocratie dans les Etats du tiers monde, ce sont les peuples du tiers monde qui ont commencé à rejoindre les démocraties européennes. Les incitants ? D’une part, ces pillages des ressources locales dans leurs pays d’origine qui, après la décolonisation, ne firent que s’accélérer au rythme de la corruption de dirigeants locaux par les multinationales et autres puissances économiques occidentales, non sans désertifier les terres au passage. De l’autre, le développement de puissantes multinationales du crime qui suivirent les mêmes voies pour exporter cette nouvelle marchandise à bas prix que sont devenus les êtres humains abandonnés du développement. Une marchandise très appréciée pour améliorer les marges de profits et alimenter l’évasion fiscale qui découle de l’illégalité, par ces mêmes groupements économiques, petits et grands, dans des marchés de plus en plus concentrés, coalisés et en mal de concurrence.
Quant à notre suprématie technologique qui ne devait pas avoir de fin, de même que l’Occident avait ignoré le présage du choc pétrolier de 1973, au même moment, il faisait peu de cas de l’explosion économique du Japon construite à l’époque sur l’espionnage industriel. Il s’agissait alors d’un allié de quelques millions d’habitants et personne n’y vit le présage de ce qui se passerait si les deux milliards d’habitants de la Chine et de l’Inde réunies se mettaient en tête de copier un même modèle de développement. Une idée d’ailleurs inconcevable pour un européen. Personne en effet ne concevait que le développement technologique (puisse aller de pair avec une absence de démocratie. Et il allait de soi que cette dernière était un privilège qui appartenait par nature à notre Occident.
On ne sait d’ailleurs sur quoi se basait cette idée de prééminence intellectuelle. L’Occidental se pensait-il, par nature, plus intelligent que les autres humains de la planète ? Où se pensait-il seul capable d’accumuler et de concentrer les richesses indispensables à la recherche ? Au début de ce siècle, le renversement des équilibres économiques au profit des matières premières lui donnèrent tort. Se voyait-il seul détenteur des libertés propres à cette démocratie, considérée indispensable au développement technologique ? Dans ce domaine aussi, la protestation des peuples contre des gouvernants clientélistes et donc totalitaires (les miens au détriment des vôtres, même si les vôtres sont meilleurs, et d’autant plus, car ils risquent de menacer mon pouvoir) démontre que la recherche, l’innovation et la technologie ne sont plus en situation de faire la force dans nombre de nos Etats sclérosés.
Observons que l’Allemagne semble jusqu’à ce jour (mais pour encore combien de temps) s’etre attachée à faire exception à telle décadence, ce qui explique le pouvoir qu’elle en retire au sein de l’Union Européenne. L’instruction supérieure ne suffira plus pour protéger les futures générations occidentales. Indonésie, Chine, Inde … ont plus que doublé les inscriptions à l’université dans les années ’80 et ’90. De 2001 à 2006, les engagements dans le secteur de l’information aux Etats-Unis avaient par contre diminué de 17 %, et dans les secteurs de la comptabilité et de la programmation informatique, respectivement de 4 et 9%.
L’offshoring est l’exemple par excellence de la manière dont les entreprises se procurent avantages absolus, en combinant le capital et la haute technologie avec une main d’œuvre à bas prix. Elles perdent ainsi, dans un même mouvement, le pouvoir sur leur propre développement.