Si l'identité n'est pas une, qu'elle est une fable, une fiction, une division, une crise, alors pourquoi diable une exposition monographique pré- tendrait-elle le contraire? " La réclame d'identité", dit Edouard Glissant dans le Traité du Tout Monde," n'est que profération quand elle n'est pas aussi mesure d'un dire. Quand au contraire nous désignons les formes de notre dire et les informons, notre identité ne fonde plus une essence, elle conduit à Relation."
Traduire ici relation par affinités, un mot qui se cherche.
Prenons le catalogue des beautés naturelles : Lake Powell, Utah, par exemple. Du paysage qui s’est composé durant des milliers d’années, un autre paysage a émergé il y a soixante ans. Le lac résulte de la construction du barrage du Glen Canyon, en 1956. L’eau qui l’emplit a transformé le canyon en contenant, mais inversement, elle désigne, par sa fluidité et son volume, la transformation du canyon et sa né- gation, l’espace négatif qu’elle a construit. Cette relation, techniquement, a un nom, un corps: damm. Ça veut dire barrage en anglais mais les sonorités du nom, damm, dammed, résonnent comme dans Femmes Damnées de Baudelaire.
Autre exemple: les floralies de la société botanique newyorkaise. Des perles de culture. Mais aussi un florilège d’Iphones bombardant chacune des espèces, qu’on peut retrouver filtrées et recolorisées chez Instagram. «Mais qu’estce que c’est qu’une fleur? Une pro-creation inter sexe et inter-espèce, comme un cyborg». C’est ce que dit AK Burns, l’artiste dans l’exposition de laquelle on trouve Lake Powell, sous formes d’image d’un vieux catalogue de photos éclaboussées à la Spiruline, l’algue verte-bleue vernie et fixée par un polyurethane, pour figurer l’eau damée-damnée, ainsi que la parade des orchidées (The Orchid Show (2013) sous forme d’une vidéo, où des vidéos de fleurs tapent l’incruste, et où les sons de l’exposition florale s’emmêlent à la musique pour piano de Ruth Crawford Seeger (Kaleidoscopic Changes on an Original Theme, Ending with a Fugue, 1924).
Des états, sinon des étapes de transformation, qui entrent en relation avec d’autres pièces, avec lesquelles pourtant elles n’ont rien à voir —ou plutôt puisqu’il s’agit d’une exposition, elles n’ont pas à être vues ensemble.
Ainsi, ces collages sur toile souple d’images documentaires [un siège de bureau scotché, une sculpture femme-siège d’Allen Jones, des ouvriers en grève...] qui tiennent à une pièce d’un pence, fiché sur le mur (série Penny hung drawings, 2012-14). C’est ce «tenir à», cette relation au mur qui reste tributaire de la gravité [peinture/frontalité + sculpture/verticalité] que ces pièces entrent en rapport avec d’autres, par exemples ces grilles ou cadres industriels servant d’accroche à divers matériaux prélevés sur des activités ou citant des activités extraartistiques... quoique!. La pêche, le camping, les équipements de plein air. Lors de l’exposition de ces dernières pièces chez Callicoon à New York, AK Burns citait Les Dépossédés d’Ursula Le Guin: “…c’était ambigu, à deux faces. Ce qui était à l’intérieur et ce qui était à l’extérieur dé- pendait de quel côté on se plaçait.»
Le mot ‘relief’ peut aussi s’observer des deux côtés. Relief aplati, estampé, d’aluminium et relief, au sens de reste, de déchet, de rogaton. Celui qu’on plaque au mur, qu’on voit de l’extérieur, celui dans lequel on s’est placé, le t-shirt dans lequel on a transpiré, dont on s’est extrait, qu’on n’a pas jeté mais plié et moulé... pour le plaquer au mur, le voir de l’extérieur, se glisser à l’intérieur, .plier, mouler...
Ayant eu accès à une fonderie, raconte AK Burns, l’artiste avait été sensible à la sensualité de l’aluminium fondu, comme à l’uniforme requis pour y travailler: des chaps de cuir. AK Burns, co-fondatrice de W.A.G.E (Working Artists in a Greater Economy), co-éditrice de Randy, un magazine trans-féministe, et coréalisatrice de l’inoubliable Community Action Center, le sait bien: Discard (T-shirt) est aussi un moulage d’un travail reproductif, celui de «l’’identité-artiste» dans une économie ultralibérale.