Bayle affirme que jusqu'à maintenant si on a adopté une théorie, ce n'est pas qu'on la comprenne ou qu'on puisse répondre aux objections mais parce qu'on juge que les autres hypothèses sont impossibles. Pour Bayle habituellement ceux qui étudient sur l'étendue, sur l'espace, etc. ne se déterminent à choisir une hypothèse que grâce à ce raisonnement s'il n'y a que trois manières d'expliquer un fait, la vérité de la troisième résulte nécessairement de la fausseté des deux autres.
L'erreur de ces philosophes est qu’ils utilisent un syllogisme disjonctif: «le continu est composé ou des points mathématiques, ou des points physiques, ou des parties divisibles à l'infini; or il n'est composé ni de…, ni de…, donc il est composé de…». Pour Bayle le défaut de ce raisonnement n'est pas dans la forme mais dans la matière. Qu'est-ce qu'il veut dire par défaut dans la matière du raisonnement? Il dit qu'il est suffisant de regarder les arguments dont les parties de l'atomisme, des points mathématiques, des parties divisibles à l'infini se combattent les uns les autres. Chacun de ces trois partis quand il ne fait qu'attaquer vain; mais à son tour il est ruiné quand il se tient sur la défensive. Pour Bayle il faudrait changer de perspective; il faudrait utiliser un syllogisme hypothétique: si l'étendue existait, elle serait composée ou des points mathématiques, ou des points physiques, ou des parties divisibles à l'infini. Or elle n'est composée ni des points mathématiques, ni des points physiques, ni des parties divisibles à l'infini. Donc elle n'existe point.
Or quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer? Selon Bayle il faut faire comme les mathématiciens pour lesquels une longueur et une largeur sans profondeur sont des choses qui ne peuvent exister en dehors de notre âme. Nous pouvons en dire autant des trois dimensions. Elles ne sauraient trouver de place que dans notre esprit; elles ne peuvent exister qu'idéalement. Notre esprit, dit-il, est un certain fond où cent, mille objets de différentes couleurs, et de différentes figures et de différentes situations se réunissent. En outre si l'étendue est seulement idéale aussi le contact des parties de la matière n'est qu'idéal; c'est dans notre esprit que peuvent se réunir les extrémités de plusieurs corps.
Voici la conclusion de Bayle: les nouveaux philosophes, quoiqu'ils ne soient pas sceptiques ont si bien compris les fondements de l'"Épochè" par rapport aux sons, aux odeurs, au froid et à la chaleur, à la dureté et à la mollesse, à la pesanteur et à la légèreté, aux saveurs et aux couleurs etc. qu'ils enseignent que toutes ces qualités sont des perceptions de notre âme et qu'elles n'existent point dans les objets de nos sens. Pourquoi ne pas dire la même chose de l'étendue?
Or, sur le problème de la substance certains philosophes (contemporains de Bayle) ont assumé cette même conclusion bien qu'ayant des positions théoriques très différentes; y est suffisant de rappeler Locke d'un côté et Malebranche de l'autre ou encore Berkeley, etc. Tous ensemble ils représentent un point de passage très important dans les transformations que les concepts de substance et d'espace ont eues dans la philosophie moderne. Pour Kant, c'est clair, la substance et l'espace ont encore leur nécessité, mais celle-ci est seulement la possibilité de constituer les objets dans l'expérience. La substance est donc un concept pur de l'intellect, une catégorie; l'espace, au contraire, est une forme pure de la sensibilité, la forme du sens externe.
Ce qui rend particulièrement intéressant cet article c'est le fait que Bayle arrive à une négation de la substance non pas en affirmant directement que la substance n'existe pas, mais en montrant la non-validité de toutes les théories qui veulent démontrer l'existence et la nature de la substance. Il arrive à ce résultat en utilisant comme principe méthodologique un principe universellement reconnu comme valable, c'est-a-dire le principe de non-contradiction. Bayle démontre que la raison entre en conflit avec elle-même en vertu de ses propres procédés, elle produit paradoxes, dilemmes, antinomies. Ce n'est pas par hasard que dans cet article nous pouvons retrouver tous les éléments constitutifs de ce que sera la critique de l'idée du monde chez Kant, c'est-à-dire la théorie des antinomies, comme ce n'est pas non plus par hasard que dans la logique de Kant on retrouve la même formulation et critique de Bayle du syllogisme disjonctif comme forme du dilemme.
C'est Kant qui le premier introduisit dans le langage philosophique le mot antinomie qu'il appliqua au système de deux propositions contradictoires affirmées à égal titre par la raison. Les antinomies sont en rapport avec l'idée cosmologique, mais qu'est-ce que veut dire idée cosmologique? C'est la conception de la totalité des phénomènes. Cet ensemble, cette totalité de phénomènes peut être envisagées sous quatre faces différentes, parce qu'il y a quatre séries de conditions dans les phénomènes correspondant aux quatre classes de catégories. Maintenant nous envisageons deux premières antinomies kantiennes, celles que mieux que les autres nous pouvons mettre en relation avec l'article sur Zénon d'Élée de P. Bayle c'est-à-dire la question du temps et de l'espace que nous donne la première, la division de la matière nous donne la seconde. Par conséquent les deux problèmes cosmologiques que se posent à l'esprit sont: 1) Le monde a-t-il un commencement dans le temps et des bornes dans l'espace? 2) Toute substance composée l'est-elle de parties simples? Donc, autant de problèmes cosmologiques, autant de couples de solutions contradictoires; c'est-à-dire d'antinomies dans le langage kantien ou paradoxe dans le langage philosophique précédent et de Bayle aussi.
Les deux solutions contradictoires de chaque problème cosmologique (les deux membres d'une antinomie) s'appellent l'une la thèse, l'autre antithèse. Kant s'efforce de montrer que la raison s'accommode aussi bien de l'une que de l'autre, qu'elles s'appuient sur des arguments de même force, qu’elles peuvent également se soutenir. On peut soutenir, par exemple, que le monde a un commencement dans le temps et des limites dans l'espace, mais on peut soutenir aussi qu'il n'a pas commencé, et qu'il n'a pas de bornes. «Ainsi» dit Kant «ces affirmations sophistiquées ouvrent une arène dialectique où chaque partie a le dessus lorsqu’il est permis de prendre l'offensive, et le dessous quand elle est obligée de se défendre.»
On voit très clairement que c'est la même opinion de Bayle dans l'article Zénon d'Élée. Kant continue comme ça: «Des champions vigoureux, qu'ils soutiennent la bonne ou mauvaise cause sont sûrs de recevoir la couronne triomphale, pourvu qu'ils se donnent l'avantage de la dernière attaque et qu’ils se soient pas forcés de recevoir un nouvel assaut de leurs adversaires. Cette arène a été souvent foulée jusqu'ici; bien des victoires ont été remportées d’une part et de l'autre; mais aussi lorsqu’il s'agissait de la dernière lutte, de celle qui devait décider l'affaire, on avait toujours soin de statuer, que pour laisser le champion de la bonne cause seul maitre du champ de bataille, désormais son rival ne reprendrait plus les armes.»
Voici donc la première antinomie:
Thèse: le monde a un commencement dans le temps et des bornes dans l'espace (la prouve s'obtiens à partir de la contradiction de l'idée d'une série infinie, et cependant donnée, c'est-à-dire quant au temps écoulé; et quant a l'espace nombrable).
Antithèse: le monde n'a ni commencement ni bornes; il est infini quant au temps et à l'espace (la prouve se tire de l'impossibilité d'un temps vide et d'un espace vide enveloppant le temps et l'espace finis du monde).
Seconde antinomie:
Thèse: toute substance composée l'est de parties simples; il n'y a rien dans l'univers qui ne soit simple ou composé du simple (car l'idée du composé implique l'idée du simple et disparaît avec l'idée du simple si l'on dit qu'il n'y a pas de substance simple, il faut dire qu'il n'y a pas de substance).
Antithèse: aucune chose composée ne l'est de parties simples, et nulle part il n'existe rien de simple. Car il y a un rapport constant entre la composition des substances et celle de l'espace qui renferme les substances.
Or l'espace se divise indéfiniment c'est-à-dire sans jamais conduire à des parties simples; donc tout ce qui occupe un espace est divisible et composé comme cet espace. En outre le simple ne saurait être l'objet d'une intuition; donc la substance simple n'est qu'une idée à laquelle rien ne correspond dans le monde sensible. Telles sont donc les deux premières antinomies de Kant. Après s'être plu à nous montrer la division de la raison contre elle-même, division qui réduit à l'impuissance les efforts de l'esprit humain, en faisant évanouir ses espérances, Kant, mais avec Kant nous pouvons maintenant ajouter Bayle, se demande quelle est l'origine de cette lutte d'assertions contradictoires.
Il croit voir une illusion dans la position même des problèmes cosmologiques, en réalité, dit-il, les uns attaquent et les autres défendent des fantômes. La dispute n'a pas d'objet: une certaine apparence transcendantale figure une réalité où il n'y en a aucune. Comme le monde n'existe point du tout en soi, il ne saurait exister ni comme un tout infini en soi, ni comme un tout fini en soi. L'idée cosmologique de la totalité absolue ne vaut que comme une condition des choses en elles-mêmes, et ne saurait s'appliquer à des phénomènes qui n'existent "absolument" que dans la représentation.
Ce qui manque à Bayle, évidemment, c'est la prospective transcendantale, malgré cela il faut dire que l'article Zénon d' Élée présente des affinités substantielles avec la théorie kantienne des antinomies, comme entre autres Cassirer l'a affirmé dans son histoire de la philosophie.
Vous pouvez également lire:
1ère partie: http://wsimag.com/fr/culture/18804-zenon-delee
2ème partie: http://wsimag.com/fr/culture/19269-zenon-delee