Basé essentiellement sur l’image en mouvement, le travail d’Omer Fast explore la complexité de la narration à travers une pratique qui trouble les frontières entre le « réel » et la « représentation ». Si l’origine de ses histoires est souvent documentaire, leur construction s’affranchit cependant d’une démarche naturaliste et résiste à toute conclusion ou révélation d’une « vérité » ultime du récit. Omer Fast s’intéresse au rapport entre individu et collectivité, à la façon dont les événements sont transformés en mémoires et histoires ainsi qu’à leurs modes de circulation et de médiatisation. Ainsi, l’artiste interroge les politiques de représentation, dans la continuité de projets qui, au sein de la programmation du Jeu de Paume, ont proposé de nouvelles formes narratives dans le champ de la vidéo et de l’installation.
L’exposition organisée par le Jeu de Paume présente les œuvres CNN Concatenated (2002), A Tank Translated (2002), 5,000 Feet is the Best (2011) et une nouvelle production spécialement conçue pour cette exposition intitulée Continuity (Diptych) (2012-2015).
Né à Jérusalem en 1972, Omer Fast a grandi au milieu de langues et cultures différentes. Il passe une grande partie de son adolescence aux États-Unis et déménage plus tard à Berlin, où il réside actuellement. De cette expérience personnelle de l’adaptation résulte en partie son attirance pour les questions du langage, de la transmission, de la traduction et de l’identité qui traversent ses installations vidéo dès ses premiers travaux dans les années 2000.
Fast est avant tout un narrateur. La manière dont il construit des histoires, qui se concrétise par une maîtrise de la forme, des modalités du récit et de l’agencement du point de vue, transcende les sujets qu’il aborde. Son œuvre traite en effet de questions sociales, politiques, géopolitiques ou historiques, mais c’est le mode de narration et ses effets qui lui donnent tout son sens. « Dans les événements presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information », constatait Walter Benjamin en 1936. Il ajoutait : « Car c’est le fait du narrateur né que de débarrasser une histoire, lorsqu’il la raconte, de toute explication. »
Ces quinze dernières années, Fast n’a cessé de raconter des histoires en interrogeant le statut même de l’image. Ses installations vidéo entrelacent différents registres – réalité et fiction, original et copie, document et artifice – révélant les codes et les conventions qui définissent le « réel » au cinéma et à la télévision.
L’œuvre d’Omer Fast joue avec la vérité objective de l’expérience, soulignant le décalage entre expérience vécue, identité et discours. L’artiste aime travailler avec le témoignage (du soldat, du réfugié, de l’acteur porno, de l’embaumeur…), point de départ de nombre de ses œuvres. Il le transforme et le manipule librement grâce au montage et rend visible le travail complexe qui consiste à traduire en images les faits, tout en contestant la primauté du témoin. Il rend compte des récits potentiels que ceux-ci peuvent engendrer – des chemins ouverts à l’infini. Certaines fois, ces récits occupent simultanément un même plan. Ils peuvent rappeler alors les sentiers qui bifurquent de Borges, ou les « narrations falsifiantes » de Deleuze. Le travail de Fast nous confronte à ce paradoxe insoluble : si une histoire est le fruit – autant que l’otage – de conventions discursives, il n’en reste pas moins que, sans ces conventions, il n’y aurait ni expérience ni transmission.
Omniprésente dans le travail d’Omer Fast, la répétition constitue aussi un aspect central de sa grammaire filmique : les figures du double, de la boucle et de la reconstitution sont autant d’éléments qui définissent son œuvre. Ainsi la répétition avec variations ou les variations au sein de la répétition structurent-elles les vidéos présentées dans l’exposition, 5,000 Feet is the Best, Continuity (Diptych) et CNN Concatenated, que traversent également l’expression du trauma, le jeu de rôles et la guerre.
« Omer Fast. Le présent continue » propose un enchaînement qui part du « réel historique » télévisuel dans le contexte du 11-Septembre avec CNN Concatenated, glisse vers la fiction et l’horreur au sein d’une famille avec Continuity (Diptych) et s’achève par une réflexion basée sur un témoignage autour des nouvelles formes de guerre à distance avec 5,000 Feet is the Best. Du déclenchement de la guerre contre le terrorisme au « combat virtuel », est donnée à voir la façon dont notre expérience du monde est médiatisée par les technologies de l’image, capables de rendre de plus en plus réel leur impact sur le sujet, que ce soit le spectateur télé ou le pilote de drones.
CNN Concatenated, 2002
CNN Concatenated est l’une des premières œuvres d’Omer Fast. Elle concentre plusieurs des problématiques que l’on retrouvera dans ses travaux ultérieurs : la précision du montage et le soin porté à celui-ci, l’importance du langage verbal et, plus spécifiquement, du mot en tant qu’unité, la mise en évidence de la nature construite du discours – qui, par ailleurs, révèle l’artiste comme faussaire –, la sollicitation permanente du spectateur et, enfin, l’identité changeante et multiple du sujet.
Figurant parmi les rares œuvres que l’artiste a réalisées en studio, CNN est composée exclusivement d’images de présentateurs de la chaîne américaine. À partir d’une immense base de données de 10 000 mots qu’il a tirés de leurs discours, Fast élabore un récit poétique, déconcertant, qui joue sur la rhétorique de la peur et de l’insécurité. Les présentateurs fixent le spectateur, puis s’adressent à lui avec leur voix mécanique entrecoupée, comme possédés par une force fantomatique. Le contraste avec le caractère subjectif du discours – qui paradoxalement semble l’expression d’une sorte d’inconscient collectif – est ainsi souligné.
5,000 Feet is the Best, 2011
Alors que le dispositif de CNN Concatenated est simple et intelligible, de même que le contexte dans lequel il s’inscrit est clairement identifiable, la construction narrative de l’œuvre 5,000 Feet is the Best se complexifie, faisant écho à la réalité cachée à laquelle elle fait référence.
5,000 Feet is the Best considère la phénoménologie contemporaine de la guerre à distance, pratiquée avec des drones ; elle questionne les stratégies militaires telles qu’elles ont cours aux États-Unis et la moralité des nouvelles formes de surveillance. Cette vidéo naît de la rencontre, en septembre 2010, de l’artiste et d’un opérateur américain de Predator basé dans le désert du Nevada, près de Las Vegas. Pendant une série d’entretiens, le pilote décrit son travail et sa routine quotidienne, mais c’est derrière la caméra qu’il décide de parler des erreurs récurrentes commises par les drones, de leurs résultats dramatiques sur les civils et des conséquences psychologiques pour l’opérateur lui-même (troubles du sommeil, stress, anxiété…). Omer Fast réalise le montage de cette rencontre – dans lequel l’anonymat du témoin est préservé – en l’entrecoupant de scènes jouées par un acteur, qui interprète le pilote dans une chambre d’hôtel de Las Vegas. La narration nous renvoie d’un récit à l’autre, en un jeu d’alternances entre, d’une part, la présentation détaillée des performances optiques de ces équipes secrètes, et, d’autre part, les histoires décousues et ambiguës rapportées par l’acteur lors de la fausse conversation. Le réel et sa représentation s’entrelacent de plus en plus dans une boucle sans fin. La dramatisation de ce double récit est fortement codifiée selon les conventions des langages audiovisuels classiques, propres au documentaire et à la fiction, de façon à opérer une lecture critique de celles-ci autant que de la façon dont elles sont perçues.
Continuity (Diptych), 2012-2015
Ces mêmes conventions sont exploitées dans Continuity (2012), où le détournement de codes facilement reconnaissables ouvre des fissures inquiétantes dans le récit. La continuité cinématographique, qui consiste à produire une sensation de temps linéaire à partir de prises de vue disparates, constitue une tentative de créer du sens à partir de la nature fragmentaire de la perception et conditionne en cela notre représentation du monde. Continuity joue avec ce dispositif et met en scène un couple allemand recréant compulsivement, dans un rituel obsessionnel et impénétrable, le retour de son fils d’Afghanistan, pour surmonter sa perte. Comme dans 5,000 Feet, où la structure du film sans cesse perturbée reflète l’état mental des personnages, la forme filmique de Continuity est étroitement liée à son sujet. Confronté à ce film, le spectateur cherche en vain une interprétation cohérente ou rassurante. Le récit esthétiquement sophistiqué de Fast est progressivement contaminé par des infiltrations surréelles jusqu’à atteindre une dimension cauchemardesque.
Pour son exposition au Jeu de Paume, l’artiste a produit spécialement un film intitulé Continuity (Diptych), à partir de celui de 2012 auquel il a intégré de nouvelles séquences. Cette œuvre où la notion du double devient fondamentale spécule davantage sur les identités du fils disparu. Un adolescent toxicomane et un cambrioleur ex-soldat apparaissent comme les deux possibles incarnations d’un personnage aux multiples visages : « L’homme le plus jeune incarne un passé possible tandis que le plus âgé incarne un futur possible. Au milieu, il y a les parents qui, coincés dans un présent se répétant à l’infini, sont à la recherche continuelle de leur fils disparu. » (Omer Fast)
Loin d’en élucider le propos, les scènes conçues et tournées pour Continuity (Diptych) accentuent l’étrangeté, l’ambiguïté et les paradoxes de son film jumeau. Les spectateurs sont obligés de construire sa propre interprétation, au-delà des évidences. Ils ne peuvent que questionner les images qui se présentent devant eux, s’engageant activement dans une lecture critique de l’œuvre.
A Tank Translated, 2002
Dispersées tout au long du parcours de l’exposition, les quatre vidéos qui forment A Tank Translated s’entremêlent aux autres œuvres présentées, tel un récit qui viendrait ponctuer discrètement d’autres histoires. Omer Fast a interrogé séparément quatre ex-membres de l’équipage d’un tank de l’armée israélienne à propos de leur expérience et de leur fonction. Leurs témoignages en hébreu, retranscrits et traduits dans les sous-titres, sont manipulés par l’artiste, qui en supprime ou en modifie certains des mots, tout en laissant visible son intervention. Placés dans des endroits inattendus, les portraits des jeunes soldats invitent le spectateur à un rapport plus intime aux paroles du commandant, du chargeur, du conducteur et du tireur de cette machine de guerre.
Commissaires : L’artiste, Laurence Sillars (Baltic Centre for Contemporary Art), Stinna Toft (KUNSTEN Museum of Modern Art) et Marina Vinyes Albes (Jeu de Paume).