Germaine Krull (1897-1985) est une des photographes les plus connues de l’histoire de la photographie, pour sa participation aux avant-gardes des années 1920-1940, et l’une des femmes-photographes les plus célèbres. La publication de son portfolio Métal en 1928, sa présence à l’exposition « Film und Foto » en 1929 sont les événements le plus souvent rappelés, qui l’inscrivent de fait comme l’une des égéries de la « modernité » photographique.
Et pourtant l’œuvre de Krull est l’une des moins étudiées, à la différence de celle de Man Ray, Moholy-Nagy ou Kertész. Cela tient à une carrière courte et chaotique – une vingtaine d’années actives en France, avec un climax d’à peine cinq ans, puis les quarante dernières années en Asie, où les liens avec le milieu photographique sont presque rompus –, et aussi à la dispersion de ses tirages, comme à l’absence d’un fonds d’archives complet et bien identifié. Peu d’expositions ont eu lieu : les deux premières, succinctes, en 1977 (Rheinisches Landesmuseum, Bonn) et 1988 (par Christian Bouqueret, musée Réattu, Arles), et la rétrospective de 1999, montée à partir de ses archives déposées au Folkwang Museum d’Essen (présentée à Munich, San Francisco, Rotterdam, Paris) dont le catalogue développe la biographie autour des notions d’« avant-garde » et de « modernité ».
Il s’agit aujourd’hui de rendre compte de l’œuvre éclatée d’une femme-photographe politiquement ancrée à gauche, énergique, engagée, voyageuse, dont l’engagement photographique est à l’opposé d’une revendication esthétique, artistique ou interprétative du type Bauhaus ou surréalisme. Selon ses propres termes, « le vrai photographe, c’est le témoin de tous les jours, c’est le reporter » (ce propos ouvre paradoxalement son livre Études de nu, en 1930).
Il est essentiel de montrer que Germaine Krull travaille constamment en vue de la publication de ses photographies : on sait l’importance du magazine VU lancé en 1928, auquel elle participe dès le début (280 photographies reproduites dans VU), et qui lui permet d’élaborer, avec Kertész et Lotar, cette forme du « reportage » qui lui convient tellement. Mais afin de vivre de ses photographies, elle participe à de nombreuses autres publications, comme les magazines Jazz (76 photographies sur 17 numéros), Variétés, Paris-Magazine, Art et Médecine, Voilà, L’Art vivant, La France à table, etc.
Et surtout, fait notoire, elle innove par la publication de livres photographiques ou portfolios dont elle est l’unique auteur : Métal (1928) 100 x Paris (1929), Études de nu (1930), Le Valois (1930), La Route Paris-Biarritz (1931), Marseille (1935), ainsi que le premier photo-roman avec Simenon, La Folle d’Itteville (1931) : ces publications à elles seules regroupent près de 500 photos. Ses images illustrent d’autre part de nombreux autres livres, notamment sur Paris (Paris, 1928 ; Visages de Paris, 1930 ; Paris under 4 Arstider, 1930 ; La Route de Paris Méditerranée, 1931).
L’œuvre de Krull est donc profondément liée à l’apparition de formes innovantes du reportage et de l’illustration photographique autour de 1930 ; ce qui n’exclut pas de participer avec les mêmes images à des expositions où la photographie est reconnue comme une activité artistique autonome.
L’exposition « Germaine Krull » propose une nouvelle lecture de son œuvre en rééquilibrant une vision artistique intégrée à l’avant-garde et une fonction médiatique et illustrative (de laquelle se nourrissent aussi les mouvements modernes comme le surréalisme ou le constructivisme). Le parcours proposé par l’exposition concernera principalement la période de pleine activité photographique 1926-1933, en évoquant aussi son travail au service de la France Libre, jusqu’en 1945 et la période ultérieure, lorsqu’elle vit en Asie. L’exposition sera constituée d’environ 130 tirages d’époque, et de nombreux extraits de livres et magazines rendant compte des intentions et des imaginaires de la photographe.
La présentation chronologique s’articulera autour des thèmes propres à Germaine Krull, qui sont aussi symptomatiques de son rôle moderniste :
- l’architecture métallique,
- le nu féminin,
- les vues urbaines et le trafic automobile, notamment à Paris et Marseille, qui exploitent les principes de déconstruction de l’espace de la Nouvelle Vision,
- les « documents de la vie sociale » : les clochards, la zone, les halles, les bals, les métiers, etc.,
- la femme et la condition féminine (ouvrières de Paris, nombreux portraits),
- la route, l’un des ses thèmes récurrents de reportage (avec certaines photographies prises depuis la fenêtre du véhicule),
Cette présentation permettra d’apprécier la continuité et les constantes du travail de Germaine Krull, son rôle dans l’épanouissement des formes photographiques, tout en mettant en valeur ses innovations esthétiques et l’indépendance de ses conceptions photographiques, dans un esprit d’émancipation et avec une volonté de partage immédiat par les publications.
Commissaire : Michel Frizot, historien de la photographie