Avec MONOLOGUE, Vandy Rattana nous met face à la réalité intime des cicatrices physiques et psychologiques laissées par la période des Khmers rouges au Cambodge.
La pratique artistique et les œuvres de Vandy Rattana viennent contredire les images les plus reproduites et diffusées du Cambodge. Des premiers regards ethnographiques datant du protectorat français aux reportages de guerre des dernières décennies, des études sur le génocide aux clichés touristiques – une surreprésentation du temple Angkor Vat et du régime des Khmers rouges perpétue l’image statique d’un pays et d’un peuple incapables de continuité.
Né durant la fragile période de redressement qui a succédé à la chute officielle du régime des Khmers rouges, Vandy Rattana a adopté la pratique photographique comme moyen de retrouver une continuité, préoccupé par l’absence de documentation tangible relative à des récits d’ordre plus intime, aux événements et aux monuments qui ont forgé son histoire et sa culture personnelles.
Occupant une position médiane entre le photojournalisme au sens strict du terme et une pratique conceptuelle, ses premières séries montrent un souci du quotidien tel que le vit le Cambodgien moyen. Traitant de sujets actuels, de situations familiales ordinaires dans l’entourage de l’artiste aux conditions de travail dans les plantations de caoutchouc, en passant par la construction du premier gratte-ciel de la capitale, ces photographies font la chronique d’instants contemporains tout en constituant un ensemble plus exhaustif d’archives destinées aux générations futures.
Œuvre la plus saluée de Vandy, Bomb Ponds trouve son origine dans les cratères creusés dans le sol cambodgien par les bombes américaines au cours de la guerre du Vietnam et qui ont infléchi le point de vue de l’artiste quand celui-ci en a appris l’existence. La documentation disponible traitant de ces bombardements et de leurs conséquences l’ayant laissé insatisfait, il s’est plongé dans une étude minutieuse de l’historiographie de son pays. Il a ensuite voyagé dans les dix provinces ayant le plus souffert des bombardements, invitant les villageois à lui montrer les cratères, à témoigner de leur présence et à évoquer leur impact dans leur vie quotidienne actuelle.
MONOLOGUE propose un portrait différent du Cambodge. Montrant d’autres cicatrices physiques et psychologiques, il donne une voix à d’autres séquelles rendues silencieuses. La bande-son du film est un monologue de l’artiste s’adressant à la sœur qu’il n’a jamais rencontrée. Cette dernière repose quelque part sous un modeste arpent de terre, aux côtés de sa grand-mère et de cinq mille autres personnes éliminées par les Khmers rouges en 1978. À la différence du site touristique que l’on appelle Killing Fields, l’entrée de ce cimetière n’est pas payante. Aucune signalétique, aucun crâne visible, aucune reconstitution annuelle des massacres n’est présentée aux visiteurs.
La tombe de la sœur de Vandy ressemble à des milliers d’autres disséminées à travers le pays, telles qu’elles apparaissent aujourd’hui : de fertiles terres agricoles dépourvues de tout signe distinctif. Le film aborde le site en entremêlant les récits du passé aux récits du présent. Le monologue de Vandy s’adresse à sa sœur et à son absence – une relation entre eux qui n’a jamais existé, l’emplacement inconnu de ses ossements sous terre, son âme non identifiée, ses traits inconnus, qu’on ne peut imaginer que sur la base de la seule photographie qui subsiste d’elle et que nous ne verrons jamais. Le ton de sa voix est tour à tour calme et hystérique. Avant d’arpenter la rizière-tombe asséchée (les images sont tournées durant la saison sèche), Vandy désigne deux majestueux manguiers, leur donnant le rôle de témoin.
Nous apprenons comment ces arbres, jeunes en 1978, ont été fertilisés par les milliers de cadavres et se sont développés jusqu’à offrir aux oiseaux un riche habitat et aux paysans une ombre rare.
Nous apprenons que la saveur de leurs fruits permet de créer des accords gustatifs parfaits avec les plats de poisson ; l’arôme de leurs fleurs est évoqué. Tandis que ces informations commencent confusément à apaiser un traumatisme tangible, trois paysans miment les gestes de la plantation et de la récolte du riz ; le monologue se livre alors à une méditation sur la vie quotidienne dans les campagnes, sur l’absurdité et le caractère inévitable de la violence et de l’obscurantisme.
MONOLOGUE devient muet tandis que l’artiste entre dans le cadre de l’image, prélevant sur place des souvenirs de la terre et des arbres. On apprend qu’il les a offerts à ses parents qui sont restés évasifs en les recevant.
La voix au ton dramatique de l’artiste et les séquences oniriques de MONOLOGUE répondent à la voix des journalistes et des témoignages officiels recueillis durant le procès des Khmers rouges. Se focalisant sur l’intime, Vandy brouille notre perception des conséquences de la violence lorsque celle-ci n’est plus visible.
Qu’est-ce que la réconciliation ?
La continuité est-elle un mémorial suffisant ?
MONOLOGUE perturbe le rapport au temps, la distance de l’histoire, les conceptions bipolaires de la justice, la possibilité de la logique et de la paix. Il devient difficile de continuer à regarder cette histoire comme si elle appartenait à autrui.
Né en 1980 à Phnom Penh (Cambodge), Vandy Rattana vit et travaille à Phnom Penh, Paris et Taipei.
Exposition récente : « No Country: Contemporary Art for South and Southeast Asia », Guggenheim Museum, New York, 2013 et dOCUMENTA(13), 2012.