Je discutais avec une conservatrice de musée qui s’est récemment installée à Margate, dans le Kent, où est né l’embryon de cette idée de série de tableaux. Elle m’a dit que cette partie du Kent regroupant Margate, Broadstairs et Ramsgate était autrefois détachée de l’île principale, et que ce n’est qu’au XVIIe siècle que le fleuve qui séparait l’île de Thanet de l’actuel Royaume-Uni s’est ensablé et a ainsi joint les deux parties à nouveau. Les gens qui vivent dans cette région britannique l’appellent encore aujourd’hui ‘l’île’. C’est cette idée qui a servi de point de départ à une série de tableaux évoquant la vie insulaire et ce qu’elle peut signifier à notre époque.
(Nick Goss)
L’ensemble de peintures nouvelles que présente Nick Goss chez Perrotin à Paris (sa première exposition personnelle à Paris et la première avec la galerie) a donc une histoire ou, plus précisément, comme ses peintures elles-mêmes, une généalogie. Walpole bay par exemple, est entre-autres la conséquence de liens de parenté et de particularités génétiques héritées de domaines divers : c’est ici la fantaisie de l’artiste et son libre arbitre qui en a déterminé l’organisation des ascendants. Le nom de l’île, Thanet, vient du grec Thanatos qui dans la mythologie représente la personnification de la mort. Goss a laissé libre cours à son esprit qui, mariant la mort et l’insularité, s’est souvenu de L’Ile des morts, une série de cinq versions différentes d’un même tableau, tous peints par Arnold Böcklin entre 1880 et 1886. Sous l’angle de la généalogie, la parenté est celle d’un cousin éloigné: Goss ne reproduit pas littéralement l’île de Böcklin mais en a repris un « sentiment» induit par la composition–le cadrage du sujet, la forme générale de l’île. Il y a ajouté en bas à droite la proue d’un bateau à moteur: le cadrage de la scène indique que nous (le spectateur) nous tenons sur ce bateau–une stratégie empruntée à La partie de bateau de Gustave Caillebotte (1877) mais aussi à divers peintres impressionnistes. Ce bateau nous invite à « entrer» dans la scène (partir à l’abordage du tableau!), comme le faisaient les intercesseurs dans la peinture flamande, et tandis que nous entrons dans cette scène s’imposent à nous les falaises rocheuses de l’île. Elles révèlent des traces de texte sérigraphié (celui d’un poème, The waste land, écrit par T.S Eliott lors d’une convalescence à Margate en 1921) et de dessins (un ensemble de personnages traversant l’océan emprunté à une gravure de 1558, de la Walburg Collection, illustrant un poème italien du XVIe siècle ; les motifs d’un tapis photographié puis sérigraphié par Cross). Et il faut encore ajouter à la généalogie de Isle of Thanet pléthore d’esquisses et de dessins de falaises réalisés par l’artiste lors de séjours sur l’île.
Pareille généalogie s’applique à En route (2024), où l’on trouve (ainsi que me le raconte Nick Goss), «des fragments de textiles tirés de photos que j’ai prises de commerces proches de mon studio dans l’Est de Londres, des morceaux de bandes dessinées, des photos de statues de Pompéi, des images d’un rassemblement politique, qui je l’espère constituent ensemble une mémoire de la civilisation », et l’inspiration d’une peinture de Walter Sickert, Miss Earhart’s Arrival, une œuvre de 1932 probablement vue à la Tate, elle-même inspirée par une photographie publiée le 23 mai 1932 en une du Daily Sketch (7 jours plus tôt que l’exécution de l’œuvre) qui représente l’arrivée à l’aérodrome de Hanworth d’Amelia Earhart– la première femme à franchir l’Atlantique en solo en avion. Et Sun cafe prend appui sur une œuvre de la Walburg Collection montrant «une scène qui se passe en Afrique du Sud en 1773, représentant Wolraad Wotemade et son fidèle destrier Vonk en train de sauver quatorze marins d’un naufrage, avant d’être engloutis par les flots ». L’articulation de ces sources généalogiques, entre elles ou avec d’autres éléments parfaitement inventés, comme le bar karaoké en bord de mer que l’on retrouve sur plusieurs toiles, est soumise par Goss aux «méthodes du mouvement» de Proust, c’est-à-dire les moyens par lesquels il exécute l’enchaînement d’un épisode à l’autre. «L’ordre des événements et des scènes ne respectait pas les exigences habituelles de la chronologie, ni celles d’une intrigue linéaire. Au lieu de cela, les associations de pensée décousues, ou les caprices de la mémoire, semblaient entraîner le récit d’un épisode à l’autre. Parfois je me surprenais à me demander: pourquoi ces deux moments sans lien apparent étaient–ils placés côte à côte dans l’esprit du narrateur? Je vis soudain comment composer mon second roman d’une façon plus libre, très intéressante ; cela créerait une richesse sur la page, et introduirait des mouvements internes impossibles à capter sur un écran. Si je pouvais évoluer d’un passage à l’autre en fonction des associations de pensée du narrateur et de la fluctuation des souvenirs, je réussirais à composer une œuvre à la façon d’un peintre abstrait qui choisit l’emplacement des formes et des couleurs sur une toile. Je pouvais juxtaposer une scène survenue deux jours auparavant à une séquence remontant à vingt ans, et demander au lecteur de méditer le rapport entre les deux.» Kazuo Ishiguro.
Goss fabrique lui-même ses peintures à partir de pigments naturels et d’un liant qui reste soluble à l’eau après séchage, selon le procédé classique de la détrempe. Il combine cette technique à celles de la peinture à l’huile et de la sérigraphie, multipliant les techniques comme il multiplie des éléments généalogiques. Moyennant quoi, pas plus qu’il nous est possible d’identifier la totalité des sources ayant conduit au tableau que nous voyons, ne nous est-il possible de déchiffrer les techniques affleurant à sa surface.
La «citation» ou la «reprise» sont des stratégies devenues ordinaires à la production artistique contemporaine, industrie musicale en tête, depuis le sampling des années 80 jusqu’à Dua Lipa; comme pour la peinture contemporaine, où des générations désormais joyeusement désinhibées manipulent des fragments de chefs-d’œuvres (Magritte, Picasso…) dans leurs compositions. Souvent, la manœuvre relève littéralement de la généalogie: une discipline historiquement utilisée pour mettre en lumière la noblesse héréditaire du sang d’un individu.
Dans le cas particulier de Nick Goss, la démarche semble avoir d’autres objectifs, qui rappellent l’acupuncture: la multitude de ces sources équivaut à autant de petites aiguilles plantées dans le derme du tableau et qui stimulent la scène figurée.
La densité de cette généalogie (la multiplication des sources et des provenances, la versatilité des domaines d’inspiration) semble avoir pour fonction principale de produire un étourdissement, une sorte d’ébriété du spectateur, qui rappelle la pensée du philosophe français Clément Rosset. « La perception ivrogne peut en somme très raisonnablement être décrite comme une voie d’accès au réel» écrit-il en 1977 dans son Le réel, traité de l’idiotie. «L’ivrogne perçoit simple, et c’est plutôt l’homme sobre qui, habituellement, perçoit double. L’ivrogne est, quant à lui, hébété par la présence sous ses yeux d’une chose singulière et unique qu’il montre de l’index tout en prenant l’entourage à témoin et bientôt à partie si celui-ci se rebiffe […] Une chose toute simple, c’est-à-dire saisie comme singularité stupéfiante, comme émergence insolite dans le champ de l’existence. […] Mais ce que perçoit l’ivrogne est avant tout la chose saisie dans sa singularité même, c’est-à-dire une unicité qui contribue à la faire apparaître à la fois comme prodige–et c’est pourquoi il vocifère et attire sur elle l’attention des passants – et comme phénomène inconnaissable, incompréhensible.» Ivres de ces références multiples et de ces techniques combinées (et bien incapables d’en dresser la liste exhaustive–d’ailleurs pour quoi faire?) nous (le spectateur) sommes étourdis, submergés, livrés à la « singularité stupéfiante» des scènes représentées dont nous constatons en effet «l’émergence insolite dans le champ de l’existence».
Il n’y a, au fond, que cela qui compte, cette « singularité stupéfiante» à laquelle nous ne pouvons accéder que détachés de sa conception technique et généalogique. On n’accède jamais mieux aux peintures de Goss que dans un état proche de l’écoute flottante du psychanalyste – là où, justement, l’écrasant story telling qui préside à leur conception s’efface pour laisser apparaître le tableau. Ce tableau raconte, lui, une tout autre histoire, et l’exposition pareillement: des histoires d’îles, de bateaux et de gens sur ces bateaux. On n’en saura pas plus avec certitude: en dépit ou à la faveur des multiples références généalogiques, plus rien ne fait vraiment sens en tout cas sens unique. Goss prend à la lettre l’affirmation de Umberto Eco dans sa préface à L’œuvre ouverte : « L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant.» Bombardés que nous sommes, en cette fin du premier quart du XXIe siècle, d’œuvres d’art à sens unique, fières de relever plus de la morale, de l’information ou de la propagande que de la poésie et de la fantaisie, nous avons un peu perdu le contact avec ces œuvres pourtant extraordinaires dont l’ambiguïté est une fin explicite. L’œuvre de Goss redonne au spectateur sa liberté et sa maturité : ces gens, sur ces bateaux, qui sont-ils ? Touristes ou migrants, à nous de voir à défaut de savoir. Et de quels bateaux s’agit-il ? De ces paquebots de croisières, monstrueux immeubles flottants de plus de 25 000 tonnes auxquels Venise vient d’interdire l’accès à la lagune ? L’œuvre n’est pas un commentaire sur une situation, elle est un véhicule pour la réflexion.
Comme ceux de Bakers dolphin (2020), les personnages de En route (2024) sont agglutinés sans que l’on ne sache rien de leur destin auquel seul le cadrage de la scène inflige un peu de drame. Les peintures de Goss sont comme les îles dont elles fabriquent souvent l’histoire : des territoires isolés, en marge du continent, à l’abordage desquels il faut savoir partir, puis s’abandonner à leurs lois propres. Parmi les références que brasse Goss, une revient de manière itérative : J.G. Ballard. Goss eut à l’esprit The drowned world (1962) pour l’exposition Morley’s Mirror en 2019, puis Vermilion Sands (1972), un recueil de nouvelles, pour l’exposition Isle of Thanet chez Perrotin. Dans les fictions postapocalyptiques de l’écrivain anglais, des catastrophes naturelles ravagent la planète vouée, d’une manière ou d’une autre, à sa propre disparition. Les protagonistes en sont en général des gens ordinaires dont l’apparente banalité cache toutes sortes de perversions et de travers. C’est une chose qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on se tient face à un tableau de Goss, si agréable, si discret, envoûtant presque. Dieu sait ce qu’il cache.
(Texte de Eric Troncy, directeur, Consortium Museum, Dijon)