Notre série poétique se termine ici avec une toute dernière ballade un peu particulière. Dans l’article numéro 1 de cette série, j’ai comparé la lecture de poésie à une balade dans un musée et, cette métaphore m’est beaucoup restée en tête depuis. J’en suis venue à une conclusion personnelle, qui modèle ma perception du monde:

Tout est poésie.

En début d’année, je suis allée visiter l’exposition Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton et j’ai été absolument époustouflée par l’ensemble de son œuvre. Je connaissais déjà son travail, via des reproductions photographiques mais je n’avais jamais eu l’opportunité de l’expérimenter. Je l’appréciais sympathiquement mais sans folie non plus et pourtant, quelle surprise ! Je me suis retrouvée devant ces toiles et elles m’ont transportées. Le musée parle de son travail du début des années 50 de cette manière: “deux ou trois formes rectangulaires et colorées se superposent, jouant d’une infinité de tons et de valeurs, créant la vibration si caractéristique de ses œuvres. La touche atmosphérique donne à la toile une qualité mystérieuse, quasi magique”.

Mark Rothko a dit:

Je suis devenu peintre parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.

Cette phrase magnifique dans son intention, m’a donné à réfléchir sur cette vision d’attribuer des niveaux, comme une notation, une classification par degré d’intensité alors que c’est quelque chose de si personnel. Chacun·e vit et ressent une œuvre à sa manière, puisque l’art va toucher des points propres aux personnes, telles que ses goûts, son esthétisme, ses souvenirs, ses joies, ses blessures, ses rêves, ses opinions et un million d’autres cordes. C’est cette vision de l’art qui m’a toujours attirée dans la création, et c’est ce qui m’a terriblement manquée pendant mes années en école d’art. De ce que j’ai pu voir, l’émotion n’a plus sa place dans les salles de classe, on nous parle de références, de la cote des artistes sur le marché de l’art, d’intellectualiser rationnellement chaque geste. On nous enseigne une vision encore élitiste et clairement dépassée de l’art contemporain.

Elle m’a aussi beaucoup donné à réfléchir sur la notion de poésie, qui au-delà d’être un genre littéraire, est avant toute chose un art de perception. C’est l’ “Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies” et j’aimerai ajouter une suite: des formes, des couleurs, des textures, des assemblages, des montages, etc. Chaque œuvre est un poème, qu’elle soit visuelle, architecturale, sonore... Chaque exposition est un recueil de poèmes, agencée d’une manière spécifique, avec du sens et qui donne une ligne directrice de correspondances entre les œuvres.

L’ensemble de toutes les formes d’art sont de la poésie parce qu’elles sont l’expression d’artistes, de créateur·rices mais surtout de personnes humaines.

Tout est poésie.

Toute personne est un·e poète·esse.

Et pour le voir, il ne faut pas grand chose, seulement une oreille attentive. C’est une étincelle qui peut nous toucher à n’importe quel moment, n’importe où et dans la bouche de n’importe qui. C’est cette personne qui raconte une histoire et qui va en décrire un détail en disant “c’était un compliment aux couleurs du mépris”.

Une phrase glissée dans une histoire de vie mais qui m’a touchée, que j’ai trouvé absolument magnifique et pleine de sens mais surtout, que je suis la seule à avoir relevée. C’est une phrase qui, trois ans plus tard, vit encore librement dans mon esprit.

La correspondance des œuvres d’art est la chose que je préfère, c’est dans cette suite que l’importance de l’art se révèle réellement ainsi que de sa transmission. C’est une chaîne infinie; une personne a créé une œuvre qui a ému une autre personne au point d’en faire une œuvre qui à son tour va émouvoir une tierce personne et ainsi de suite. Le travail, l’histoire des autres est une source d’inspiration inépuisable. Lorsque je suis bloquée devant une page blanche, j’aime aller me balader dans les musées pour vider mon esprit puis, je choisis une œuvre qui me parle, je m'assois devant et j’analyse ce qu’elle provoque en moi, je lui crée une histoire et voilà, la machine est en route, claire et apaisée.

Cette démarche de création est exactement la même que celle de la poétesse Françoise Ascal. Lorsqu’elle était enfant, elle a découvert l’art à travers des supports de reproductions populaires tels que les cartes postales et les calendriers. Adulte, elle s’adonne aux balades dans les musées tout en achetant à chaque fin d’exposition, ces fameuses cartes postales. Elles rejoignent ce qu’elle appelle son “atelier intérieur” et deviennent un support de rêverie et d’écriture intime. Tout au long de sa vie, elle écrit des poèmes sur ces cartes postales qu’elle publie ensuite dans des recueil de poèmes, dont un qui s’intitule Rouge Rothko publié en 2009 aux éditions Apogée.

Rouge Rothko, 1957

[…]
“Qu’enfin tombe en cendres le trop qui m’entrave.
Qu’enfin s’ouvre l’au-delà caché derrière l’iris.
Approcher, ne serait-ce que d’une largeur de paume, la calme
vibration de ce qui brûle, là-bas derrière les pigments, dans un
tout près insaisissable, dans un sans-cesse habité par la joie-
oui, la joie, je veux le croire.
Séjour de la lumière, comment te rejoindre ?”

Pelvis with moon de Georgia O’Keeffe, 1943

“Quelle confiance accorder
à celle qui dresse nos os
sur fond de ciel?
Dans le siècle dévasté
qui ose entendre
la vieille musique des sphères?
Nos paroles de nuit
tournoient-elles encore
entre nos hanches disjointes ?”
[…]

Madeleine au bois d’amour de Émile Bernard, 1888

[…]
“Derrière les arbres noirs, l’eau du silence.
Le temps est une rivière, l’attente un radeau.
Madeleine glisse
sur le tapis d’herbes sèches
sur les mousses
les bruyères
les reflets
les ombres mélancoliques.
Madeleine dort les yeux ouverts”.
[…]