Cette année, ma cadette rentre au collège. Adieu l’innocence des primaires, elle découvre le monde désinvolte des adolescents. Un mois après la rentrée, elle vient me voir, très sérieuse, et me demande :
-Mère, est-ce que je pourrais avoir de l’argent de poche, s’il te plait ?
Fronçant les sourcils, je questionne :
-Pourquoi aurais-tu besoin d'argent ?
-Souvent, après les cours, mes copines vont chez Tout à un euro, pour acheter un goûter.
Pourquoi voudrait-elle acheter une collation alors que notre placard déborde de gâteaux, de barres au chocolat, sans parler de corbeille remplie de fruits de saison ? Cependant, j’ai senti que le sujet lui importe, alors je demande :
-Qu’est-ce qu’on peut acheter dans ce magasin ?
-Des bonbons, des chips, des biscuits…
En dressant la liste non exhaustive des produits proposés, elle passe son bras autour de mon cou et me fait des bisous de papillon sur la joue, avec ses interminables cils. Je prends une profonde inspiration, puis décrète :
-D’accord, je te donnerai un euro par jour, à condition que tu me ramènes que des bonnes notes.
-Merci, Mère !
Jolie éclate de joie et m’enlace. Ses yeux brillent de mille feux.
Je mesure ma chance d’avoir une fille comme elle. Bien que Jolie soit un super top model et qu’elle tourne des films avec des réalisateurs de renommée internationale, elle n’a absolument aucune notion de l’argent. Un euro suffit pour faire son bonheur. Elle aussi est une chanceuse, car son école se trouve entre Barbès et Château Rouge, les boutiques du coin proposent des prix imbattables. Avec un euro, elle peut s’offrir deux ou trois pommes, un paquet de biscuit, et en plus une boisson. Ainsi, chaque matin, je lui donne un euro et elle me ramène de bonnes notes. Notre vie est un long fleuve tranquille. Puis un jour, elle revient à la maison avec un sourire espiègle, heureuse de me raconter que monsieur Tasty Chicken lui a vendu quatre ailes de poulet ultra croustillantes pour un euro.
-Quatre ailes de poulet pour un euro. C’est carrément donné ! Dis-je, étonnée, marquant une petite pause avant de poursuivre :
-Est-ce qu’il t’a demandé quelque chose d’autre en échange ?
-Rien. Il m’a donné deux pièces de poulet dans une serviette, une à Adèle et une à Giulia. En chantonnant, elle va déposer son cartable dans la chambre.
Cette nuit-là, je n’ai pas trouvé le sommeil. De pires scénarios passent en boucle dans ma tête : ce monsieur est certainement impliqué dans un trafique de drogue, un kidnappeur d’enfant, un pervers sexuel… J’ai bu un grand verre de lait froid, puis une grande tasse de camomille chaude, j’ai fait un peu de lecture dans mon bain bouillant à la fleur de lotus. Quand j’ai eu fini tout ça, enfin le nouveau jour a pointé le bout de son nez. Vers dix heures, je me rends, en tenue de guerrière chez Tasty Chicken fast-food. Un homme de la quarantaine est en train de remplir le frigo des canettes de boisson. Je m’approche et lui demande :
-Bonjour monsieur. Ma fille et ses deux copines sont venues ici hier après l’école. Vous vous souvenez d’elles ? Il lève sa tête, me dévisage puis répond dans un français teinté aux couleurs de l’Inde :
-C’est votre fille ? Elle est très drôle ! Aussitôt, il reprend sa tâche me laissant plantée là, un sabre invisible caché derrière mon dos, devant le frigo grand ouvert, et lui à quatre pattes sur le sol.
-Monsieur. Elle m’a dit que vous l’ayez vendu quatre ailes de poulet pour un euro. Il esquisse un sourire.
-Your daughter is a smart girl ! Elle m’a demandé ce que ses copines et elle pouvaient avoir pour un euro. Il répond en insistant sur le un et laisse échapper un rire sonore. De tout évident, ce souvenir le rend heureux.
-Mais… vous n’avez pas eu de problème avec le patron ? Il rigole encore plus fort :
-Le patron n’était pas là.
Je quitte le snack le cœur léger. J’ai reçu tant de sales coups dans la vie que j’ai perdu ma foi en la bonté humaine. Mais ce monsieur, quel homme merveilleux ! Je reviendrai le voir, et qui sait, peut-être qu’il acceptera de prendre un café avec moi, un jour après son travail.
PS : Le nom du fast-food a été volontairement changé pour qu’Arun n’ait pas de problème avec son employeur.