Accroupi, dos au mur, le sans-abri souffle dans ses mains pour les réchauffer. Dans l’air glacial flottent de petits nuages blancs. Son ventre gargouille. Le dernier repas remonte à deux ou trois jours chez Best Fried Chicken in Paris. Il y en a des meilleurs, mais Mamadou est le seul restaurateur qui accepte que ce sans-le-sou laisse une ardoise. C’est un vendeur des rues et le temps est dur pour lui. Les touristes reviennent, pas aussi nombreux qu’avant le Covid. Le business va de mal en pis avec la guerre en Ukraine. En été, il vend des bouteilles d’eau. En automne, il propose des baluchons de pluie. Mais en toutes saisons, il fournit des cadenas aux amoureux venant sceller leur passion dans la Ville Lumière. Si ses clients croient à l’amour, ce n’est pas son cas. Il est réaliste : pour plaire aux filles, il faut être beau, intelligent, et riche. Il n’est que drôle. Le sans-papier ne croit pas en Dieu non plus. En fait, il le maudit. Cet ex-chrétien ne comprend pas pourquoi Dieu ce tout puissant et infiniment bon, snobe ses prières. Demander un lit propre pour dormir c’est déjà trop, alors, souhaiter une femme à aimer, il peut oublier ! Il glisse ses mains dans les poches de son manteau, oh surprise : elles ne sont pas vides. Il ressort un petit cadenas, un peu abîmé dont personne ne veut. Ce bout de ferraille, c’est le seul bien qu’il possède dans cette vie de misère. Il a froid. Il a faim. Et c’est ce moment qu’une voix mielleuse venue du tréfonds des eaux lui souffle à l’oreille :
-Puisque rien ne te retient, donne-toi à la Seine et ton cadenas aussi.
Le sans-famille est envoûté. Il se lève et s’avance sur le pont des Arts. Dans la douce lumière ambrée renvoyée par les réverbères, il aperçoit une silhouette féminine toute frêle, appuyée contre le garde-fou, au milieu du pont. Ses longs cheveux noirs s’agitent dans le vent, comme les bras des naufragés levés au ciel avant d’être engloutis par la Méditerranée.
-Que fait cette femme ici toute seule dans la nuit ?
s’interroge-t-il. Le suicidaire se dirige vers elle, puis il s’immobilise avant d’accélérer ses pas. L’inconnue est sur le point de mettre fin à ses jours.
-Hello. You tourist ?
Le vendeur à la sauvette arbore un sourire accrocheur que seuls les commerciaux savent faire. L’autre suicidaire se retourne, le regard vide, les yeux inondés de larmes. Elle secoue la tête avec lassitude et répond :
-J’habite à l’autre bout du pont.
Il fait un pas de plus vers elle.
-Il me reste un cadenas, voulez-vous l’acheter ?
Il marque une pause, avant de poursuivre sur un ton presque suppliant :
-S’il vous plaît, j’aimerais fermer la boutique et rentrer dormir.
Enlevant son pied du garde-fou et le pose sur le sol, elle demande naïvement :
-Où est-elle votre boutique ?
-C’est ici !
Il swingue comme Gene Kelly dans Singing in the rain. Ensuite, il se met à valser de plus en plus près de la jeune femme et tente de l’entraîner dans la danse. Celle-ci résiste, mais finalement relâche ses mains du bord et les pose sur l’épaule de son cavalier. Remontant le menton, ses yeux bridés rencontrent ceux de son sauveur. Elle lui sourit. Le cœur du jeune homme chavire. Une source de chaleur parcourt son corps. Il y avait si longtemps que personne ne lui souriait.
-Comment tu t’appelles ?
demande-t-il.
-Noëlle, avec deux L.
-Sérieux !
s’exclame-t-il.
-Je m’appelle Joyeux !
Ils éclatent de rire, puis sans un mot, ils s’enlacent. L’apatride respire son parfum, un mélange subtil lui rappelant l’odeur du soleil brûlant d’Afrique. Même si un jour, il perdait l’odorat, il pourrait reconnaître cette senteur entre mille. Soudain, il neige. Elle lui prend la main et l’entraîne vers l’autre côté du pont, où se trouve son appartement. En partant cette nuit, elle pensait ne plus revenir à ce nid familial devenu invivable depuis le décès soudain de ses parents. Les nouveaux amoureux savourent chaque flocon de neige que le vent dépose sur leurs visages : Some people feel the rain, others just get wet. Ce sont des âmes sœurs qui se retrouvent après tant d’années d’errance. Un peu plus loin, les cloches de Notre-Dame de Paris sonnent les douze coups de minuit célébrant la naissance du Christ.