À l’occasion de ‘Quantifiable’, sixième exposition à galerie Praz-Delavallade Paris, Analia Saban questionne la lisibilité - et par extension, la légitimité - des représentations graphiques des données statistiques. En associant la peinture, la toile et des éléments de matière minérale, elle évoque les « camemberts » et autres graphiques en courbe que l’on a plutôt l’habitude de voir dans les journaux, les revues médicales ou les résultats financiers d’une grande entreprise. Ce que ces grands diagrammes et graphiques tactiles mesurent – si tant est qu’ils mesurent précisément quelque chose – reste un mystère. Au lieu de fournir une représentation graphique de données spécifiques, ces œuvres tentent d’éclairer le sens profond du « quantifiable ».
Dans la mesure où elles révèlent bien plus d’informations sur la psyché du spectateur que sur le monde extérieur, les œuvres tissées et les sculptures présentées dans cette exposition fonctionnent comme un test de Rorschach. En effet, face à une représentation graphique de données, deux personnes observant la même œuvre pourraient l’interpréter de manière diamétralement opposée. Est-ce que la courbe descendante tracée en rouge de Market Trend #5932 (2022) représente la baisse dans le nombre de cas de COVID, ou un krach boursier ? Il est impossible de savoir. De tels décalages dévoilent le lien entre ces graphiques que l’on suppose objectifs et des abstractions hautement subjectives. En jouant sur notre capacité - notre propension même – à accorder un sens à une courbe aléatoire, Analia Saban nous rappelle que lorsqu’il s’agit de collecter, présenter et interpréter des données, les partis pris sont toujours en jeu.
En plus d’agir comme les tests projectifs utilisés en psychologie, les sculptures en bois et pierre, les tapisseries suspendues et les œuvres tissées sur panneau ressemblent à des peintures et sculptures minimalistes des années 60 et 70 et possèdent ainsi un lien intrinsèque avec l’histoire de l’art. Les lignes courbes, qui relient des points de données non spécifiées le long des axes « X » et « Y » sans aucune précision, ne sont pas sans rappeler le vocabulaire linéaire de Robert Mangold, ou les formes toutes en courbes d’Ellsworth Kelly. La nature énigmatique des graphiques en secteurs font penser aux études méthodiques d’arcs et de cercles de Sol LeWitt ou François Morellet, et un graphique 3D, dont les pics et les creux sont illustrés avec des fragments pointus de marbre rouge ou vert, évoque certaines des sculptures colorées au lustre parfait de Dewain Valentine. De telles comparaisons formelles soutiennent l’idée que l’analyse des données est bien plus abstraite que l’on pourrait croire.
À l’exception de Volatility (2022), toutes les œuvres exposées furent réalisées sur un métier Jacquard avec des « fils » en lin et acrylique que l’artiste fabrique en posant de la peinture acrylique sur une surface plane à l’aide de longs coups de pinceau, avant de retirer chaque « lanière » une fois sèche. Cette technique interroge les catégories traditionnelles de la production artistique et rend plus complexe tout rapprochement avec le minimalisme. Le fait de considérer ces œuvres comme des peintures, des œuvres textiles ou quelque chose de complètement différent pourrait avoir des conséquences quantifiables lors d’une conversation sur le clivage entre l’art et l’artisanat. Si aujourd’hui le marché de l’art préfère de loin les peintures aux tapisseries, les œuvres d’Analia Saban nous rappellent que cela n’a pas toujours été le cas. Au Moyen Âge et au début de la Renaissance, les tapisseries étaient considérées comme le nec plus ultra et avaient, à l’époque, plus de valeur que les œuvres peintes. En bref, quand il s’agit de « quantifier » la valeur de l’art, comme pour les données, le contexte et les préjugés sont bien souvent de la partie.
(Mara Hoberman)
Analia Saban (né en 1980 à Buenos Aires, Argentine) vit et travaille à Los Angeles. Diplômée en 2001 de l’Université Loyola de la Nouvelle-Orléans en 2001, elle obtient son MFA à l’université de Californie à Los Angeles en 2005. Les œuvres d’Analia Saban font partie de nombreuses collections publiques telles que le Hammer Museum, UCLA ; le Museum of Contemporary Art et le Los Angeles County Museum of Art à Los Angeles ; le Hessel Museum of Art du Bard College à New York ; le Norton Museum of Art en Floride ; le Centre Pompidou à Paris ou encore la Fundación Proa à Buenos Aires.