Pour le titre de sa première exposition personnelle à la galerie PrazDelavallade, la peintre Maude Maris a choisi Hiéromancie, en référence à la pratique antique de divination dans les offrandes aux dieux, en particulier dans les entrailles des animaux sacrifiés. Derrière ce terme rare et situé, se donne à voir une douzaine de tableaux aux figures couperosées, dont les carnations marbrées de roses, rouges et liede-vin se fondent dans des flous bleutés et froids, le plus souvent.
Maude Maris a mis en place dès ses débuts de peintre, il y a une quinzaine d’années, un rituel précis d’objets peints auquel elle est restée fidèle. Pourtant, cette nouvelle série marque une inflexion très nette, les images semblent mystérieusement reliées à un savoir occulte et jettent le trouble dans l’échelle, dans la vision, dans le règne. Côté formats, l’artiste voit habituellement très grand ou très petit, rarement dans les échelles intermédiaires présentes pourtant dans cette exposition. À chaque format, son expérience de couleurs : les plus grands s’offrent dans une palette fluide, à l’huile si diluée que la surface semble être une fine peau vibrante. Les petits, à l’inverse, concentrent le sujet dans une intensité chromatique et une relation énergique au spectateur.
Parce qu’on ne voit que ce qu’on a appris à regarder, la paréidolie se met au travail pour déchiffrer le tableau et tend à considérer le moindre détail comme familier. Le devin ne s’y prend pas autrement… Grâce au concours des titres, la familiarité revêt la physionomie de familles – ursidé, capriné, leporidé, etc. – et fait deviner les prototypes de ces formes peintes. Levons tout à fait le voile sur leur origine – l’artiste n’en fait pas mystère : figurines, petits jouets ou sujets de décoration de quelques centimètres de haut, représentations stylisées, animales ou humaines. Par conséquent, le modèle premier de ces peintures serait même à chercher en amont, dans les corps copiés par ces objets. Mais passons sur cette première étape d’idéalisation industrielle de l’animal, puisque ce sont plutôt les opérations en aval, dans l’atelier, sur les figurines, qui préoccupent l’artiste.
Trois, quatre, cinq fois d’affilée, l’objet de départ subit une série d’opérations qui mettent à l’épreuve son essence. Moulé en plâtre et peint, reflété dans des miroirs, photographié, avant, à la toute fin, d’être reproduit sur la toile, le sujet est pris dans un enchaînement de manipulations par ricochets. Chaque étape modifie le modèle – changement de matière, de surface, de nombre – par des trucages visuels éprouvés. Les miroirs, horizontaux et verticaux, donnent à voir l’objet sous toutes ses coutures autant qu’ils le bouclent sur luimême. Quant à la photographie, elle saisit l’objet dans une relation indicielle, à la ressemblance tout à fait faussée, à dessein.
Enfin, la peinture advient. Oh, doux vertige des sens face aux illusions des apparences, grisante sensation d’être face à une machine à déformer ! Le dédoublement des formes, les plans anarchiques, font défaillir notre perception et nous transporte dans le palais des glaces d’une fête foraine ou dans la centrifugeuse d’entrainement des spationautes. En perte de repères, le regard fouille à la recherche d’équilibre et penche avec le poids des peintures sur les bords verticaux, à rebours de l’habitude. Le resserrement du cadrage contrarie la lecture de l’image, en particulier dans les grands formats où s’opère un contra-zoom ou travelling contrarié. À mesure qu’on s’approche, l’image s’éloigne dans un effet de perspective irritant, comme une anguille glisse entre les doigts. Le cadrage tronqué livre un objet toujours incomplet, amputé de ses extrémités, dans l’attente que l’œil et l’esprit reconstituent les membres fantômes.
Une fois peinte, que devient cette forme projetée au regard de sa forme référente ? Est-elle augmentée, est-elle dégradée ? Est-elle un peu plus ou un peu moins que la forme d’origine ? À considérer sa fabrication de bout en bout, l’image aurait pu suivre la voie d’un rendu parfaitement synthétique, maîtrisé au poil près. Et pourtant, on sent que les traductions sont, ici aussi, trahisons. La succession des interprétations cause une perte de fidélité, elle désynchronise, incorpore des impuretés, des aléas. Les moulages, reflets, photographies, copies, ont engendré des empreintes, chimères, souvenirs, mirages. Et pourtant, déformations après déformations, filtres après filtres – miracle de l’apparition ! – l’image de l’objet résiste, un museau ou une oreille réchappent et des qualités manifestes subsistent comme premières.
Pour l’artiste, l’enchâssement des transformations est l’opportunité d’expérimentations perceptuelles. Approchant le fantastique, son image, pourtant tirée du réel, s’abstrait du modèle. La fixité d’un très petit nombre d’éléments d’origine – à peine une dizaine – que l’artiste dissèque inlassablement depuis plusieurs années, est confondante. Revenant constamment aux mêmes formes, elle fait du neuf avec du même. Quand, par le passé, ses sujets se tenaient hiératiques, au centre de l’image, leurs formes nettement découpées, une large aire de respiration autour d’eux, leurs titres renvoyaient alors à des idoles antiques (Bastet, Io, Téthys, etc.). Dans cette récente série, les mêmes sujets gisent désormais à terre, renversés, ravalés, leur ventre offert au sacrifice. Hier vénérés comme des dieux, aujourd’hui écorchés. Hier appréciés dans leur profil, aujourd’hui dans leur matière. Pour faire retour sur le titre, les dieux ont-ils livré des signes ? Les dieux en livrent toujours, à qui veut les interpréter, et les entrailles de ces tableaux-là ont parlé : peindre encore, et encore, en gage d’humanité.
(Laetitia Chauvin, Janvier 2021)
Maude Maris (née en 1980), vit et travaille à Paris. Diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Art et Médias de Caen et de la Kunstakademie Düsseldorf, son travail a depuis été exposé en France et à l’étranger : Les Ateliers Vortex, Dijon, FR (2020); CAPA, Aubervilliers, FR (2020); Maison des arts, Malakoff, FR (2020); Memento, Auch, FR (2020); Greylight Projects, Brussels, BE (2018), lui apportant plusieurs nominations et prix. Le travail de Maude Maris est inclus dans de nombreuses collections parmi lesquelles: Bel Fund, Colas Fund, Emerige Fund, Musée des Beaux-Arts de Rennes, FRAC Auvergne, FRAC Basse-Normandie, FRAC Haute-Normandie, Artothèque de Caen.