Lucifer, du latin lux (lumière) et fere (porter), littéralement le "porteur de lumière". Nous ne sommes pas ici dans le moindre des innombrables paradoxes qui signalent le passage du maître des enfers. Comment le pourvoyeur de toute division, cet ange déchu qui n'apporte que confusion et malheur pourrait-il être le porteur de la lumière, cette dispensatrice de vie? La réponse à cette question nécessite un recours à l'ontologie, cette branche de la philosophie qui se penche sur la question de l'être. Dans un précédent article, j'écrivais ceci: "Dans l’aphorisme 5.5542 extrait du Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein écrit:
La question suivante a-t-elle un sens : qu’est-ce qui doit être pour que quelque chose puisse être-ce-qui-arrive ?
Dans la mesure où le syntagme « être-ce-qui-arrive » désigne stricto sensu un déplacement temporel ou spatial, ce déplacement implique un ancrage initial dans l’un et/ou l’autre de ces deux ordres se déployant vers un terme provisoire ou définitif. Nous avons là tous les termes de la relation, si l’on admet que la relation est une tension qui relie deux points, ou deux étants. Cette question explore donc la nature relationnelle de l’être (être-ce-qui-arrive), et la liaison consubstantielle du temps (ce-qui-arrive) et de la relation, qui se construit comme déploiement causal implicite (ce-qui-arrive).
La trame même de l’être comme déploiement implique le temps, qui est précisément le lieu de ce déploiement de l’être : de sorte qu’aucune séparation ne saurait être établie entre ces deux termes. Quand on parle du temps, on parle de l’être, et réciproquement. Les développements précédents impliquent nécessairement une conscience réflexive pour seulement pouvoir être envisagés, posés et articulés entre eux. La question énoncée par Wittgenstein a donc un sens puissant, et appelle une réponse simple : l’homme, en tant qu’on peut le définir par sa conscience réflexive, précisément. L’homme est "ce qui doit être pour que quelque chose puisse être ce-qui-arrive".
On peut d’ailleurs observer que la question de Wittgenstein forme une sorte de vortex qui tourbillonne sur lui-même, en ce sens qu’elle désigne l’homme et ne peut être posée que par un homme : c’est la boucle constituée par ses termes et la réponse qu’ils appellent qui est désignée par Wittgenstein et qui le fait s’interroger sur le sens d’une telle question." On voit donc que si être et temps sont inséparables et forment comme deux facettes d'une même et unique réalité, uniquement disjointes par la diffraction phénoménale qui constitue la modalité principale de notre perception et donc de notre entendement, nous-mêmes, qui formons en tant qu'êtres réflexifs la pointe avancée la plus fine de l'être, sommes ô combien davantage immergés dans le devenir et définis par lui. De sorte que tout éclairage porté sur nous qui ignorerait cette dimension en donnant une image statique de nous-même et en prétendant nous y assigner serait profondément destructeur et faux. Et c'est très précisément cette lumière analytique froide et achronique qui constitue le fanal mortifère porté par Lucifer.
Si elle donne un éclairage vrai, mais partiel et structurellement incomplet, elle devient fondamentalement fausse et destructrice en se donnant pour une vérité ultime semblable au dernier mot d'un jugement sans appel. A l'inverse, un regard d'amour authentique posé sur une personne se définit par-dessus tout par cette profonde conscience de l'immersion d'une vie humaine dans le devenir, qui prend en considération l'ineffable fragilité de ses commencements, ses tâtonnements et ses errances, sa vulnérabilité et sa finitude. On peut extrapoler ceci à l'ensemble du réel et aux divers corpus de connaissances qui tentent de l'explorer et voir ainsi la trace de ce travers "luciférien" dans nombre de postures philosophiques, scientifiques, économiques, pédagogiques ou autres qui par leur schématisme fétichiste ignorent cette dialectique temporelle présente au cœur de l'être en permanence. La destructivité de cette lumière froide est considérable et notre monde porte les nombreux stigmates de son rayonnement funeste.
Il nous faut marquer ici un temps d'arrêt avant d'aborder les deux noms suivants du "prince des ténèbres". Nous pouvons dégager de ce qui précède un des traits marquants qui le caractérisent: il vient se loger dans les failles du langage, en jouant notamment sur la polysémie de nombre de ses termes, semant de fait le malentendu. Le mal-entendu, au double sens de quiproquo et du "mal qui est entendu". On le voit bien, avec la signification profonde de ces deux derniers noms sur lesquels nous venons de nous pencher: Méphistophélès, "qui n'aime pas la lumière" apparemment contredit par Lucifer, "qui porte la lumière". Nous avons pu voir qu'il ne s'agit pas de la même lumière, ce que le langage ne précise à aucun moment. Ceci nous apporte une considérable leçon: les mots n'ont pas de valence fixe qui garantirait une signification stable et fixée une fois pour toutes, ce qui fait s'éloigner à l'infini le fantasme nihiliste du calculus ratiocinator cher à Leibniz. Leur signification s'établit de manière contextuelle, à la fois dans la relative synchronie des propositions discursives au sein desquelles ils sont insérés et qui jouent le rôle d'écrins dans un jeu permanent d'interdéfinitions mutuelles, mais également dans l'évidente diachronie de l'ancrage psychoaffectif que chaque mot a pu acquérir au cours de l'histoire personnelle de chaque locuteur, qui lui a donné sa couleur et sa résonance signifiante propre, non seulement pour chaque mot pris isolément mais encore pour la pondération particulière résultant des innombrables associations spécifiques de mots pouvant survenir. La faille, on le voit est béante, dans laquelle "l'esprit terrible et intelligent, l'esprit de la négation et du néant, le grand esprit", comme le nomme le Grand Inquisiteur dans la parabole située par Dostoïevski dans son roman des Frères Karamazov, s'engouffre sans limite. C'est en raison de cette faille qu'il faut sans cesse aux hommes parler, s'adonner à l'exégèse et se livrer à un constant travail herméneutique. En d'autres termes, le langage est vivant, comme nous autres mortels qu'il contraint à rester vivants également, et toute tentative de l'externaliser dans une signification figée univoque, comme la modernité contemporaine s'y est essayée corps et âme au travers de la science, est vouée à une étrange malédiction en forme d'équation: plus le langage est précis, certain et monosémique, plus il est tautologique, c'est-à-dire vide, mort et incapable d'assurer sa fonction expressive; a contrario plus il est vivant, plus sa polysémie le rend susceptible d'imprécisions et de malentendus, sources à la fois de malheur mais également de fécondité et de puissantes rencontres: n'est-ce pas là la définition même de la vie? Le diable est décidément l'affaire des vivants.
Le démon, du grec δαίμων, est une instance externe au moi qui cependant prend la parole en lui. Si pour Socrate elle revêtait la figure positive de l'intuition, elle prend au sein du judéo-christianisme les traits d'une figure de l'aliénation. Nous touchons ici à un sujet d'importance relativement au langage et à ses propriétés étranges. En effet, celui-ci est un édifice vaste et complexe caractérisé, au travers des structures grammaticales et syntaxiques qui le constituent, par une puissante imprégnation logique intrinsèque. Cette logique qui reflète le monde selon les modalités spécifiques des structures de notre cognition, les interactions que nous entretenons avec lui, et la matrice intersubjective qui constitue les rapports que nous entretenons avec nos semblables, les exprime autant qu'elle contribue à les architecturer. En la langue sont déposés les cadres schématiques de l'induction et de la causalité qui s'y sont sédimentés peu à peu au fil de l'éveil historique de la conscience humaine: ils s'y tiennent en état de veille constante, prêts à s'activer dès que la nécessité de leur concours est requise. C'est cette disponibilité hautement inflammable des structures logiques de la langue qui conduit parfois à leur activation fantomatique, sous des impulsions inconscientes dues à des conjonctions de sens inattendues ou à la nécessité impérative de donner un sens, par exemple, à l'intensité d'une détresse, donnant l'impression que quelque chose ou "quelqu'un" parle.
Cette activation fantomatique n'est d'ailleurs souvent qu'une réactivation indiscernable par le sujet d'introjections parentales plus ou moins délétères profondément refoulées et enfouies. Je pense que l'on peut discerner là le portique ouvrant sur le paysage problématique de la psychose et les nombreux délires qui l'habitent, où la langue "joue" toute seule, hors de tout arrimage substantiel au sein du réel. L'animisme, son cousin neutralisé et normalisé par une ritualisation multiséculaire au sein de certaines civilisations, vit d'une semblable imputation subjectale attribuée au monde extérieur inerte et mutique, accompagnée d'une projection d'intentionnalité où le sujet humain se fait ventriloque à son insu: le registre de la terreur n'en est jamais loin. Le démon correspond donc à une aliénation du sujet au profit d'une activation associative fantomatique des structures de la langue en lui, selon les pentes suggérées par les expériences traumatiques antérieures souvent archaïques vécues au seuil de l'éveil de la conscience. Dit en d'autres termes: la langue se lève toute seule en lui, et donne l'impression que quelque chose ou quelqu'un se met à parler.