Heureux l’arbre, qui n’est presque pas sensible,
et la pierre est plus fortunée encore, car elle ne sent rien :
il n’y a pas de douleur plus forte que celle d’exister
ni de plus grand malheur que la vie consciente.(Rubén Darío, traduit par M. Espinoza)
La conscience : la plus grande énigme philosophico-scientifique
Ce bref essai n’est pas centré directement sur l’intériorité de l’être vivant, sur sa subjectivité, sur la conscience (dans ce contexte précis j’utilise « intériorité », « subjectivité » et « conscience » comme synonymes). J’expose une façon de l’approcher. Depuis la naissance de la réflexion philosophique, le penseur sait qu’il n’existe pas d’énigme plus profonde et redoutable que la conscience. C’est comme si la nature, une fois qu’elle avait donné naissance à l’animal supérieur et à l’être humain, et rendu possible leur évolution, avait voulu empêcher la conscience — peut-être pour toujours ? — de se regarder dans un miroir. Mais, en faisant appel à notre meilleure connaissance et réflexion, rien ne nous empêche de nous approcher de notre intériorité.
Le naturalisme universel
Le mode d’approche vers l’intériorité de l’être vivant que je présente est un « naturalisme universel ». Ceux de ses principes et propriétés qui sont particulièrement pertinents pour ce problème seront ensuite opportunément explicités. Pour l’instant il convient juste de les mentionner :
- La nature est un réseau serré de causes multiples et variées. Cet ordre causal est la raison des choses de laquelle se dérive ensuite la raison animale et humaine ;
- Parmi les causes, il faut souligner le rôle de la forme-fin en tant que principe organisateur ;
- Il existe une continuité et une unité naturelles assurées par l’éternité de la « matière métaphysique » ou « matière-puissance », capable de constituer toutes les formes, aussi éminentes soient elles ;
- Il faut souligner la valeur de l’intuition et de la compréhension anthropomorphiques.
J’appelle ce naturalisme « universel » pour le distinguer du naturalisme classique, doctrine selon laquelle quelque chose est naturel si, et seulement si, cette chose est descriptible et explicable avec les formalismes et les procédures expérimentales de sciences naturelles telles que la physique el la chimie. Or le naturalisme classique mène à une de ces deux doctrines fausses : au scientisme, si l’on croit que la science naturelle est toute puissante parce que l’ensemble des strates, des processus et des entités seraient exclusivement physicochimiques, ou bien au dualisme de la matière et de l’esprit, si l’on croit que ce qui n’est pas physicochimique — l’appareil psychique, la conscience, les symbolismes, la strate sociale et culturelle — appartient à un autre monde, non naturel.
Contrairement au naturalisme classique intenable, je pense — une fois reconnu que tout existant est naturel — que le rôle le plus important du métaphysicien consiste en l’élaboration d’un système spéculatif, nécessaire, universel, et capable d’interpréter, d’une façon logiquement cohérente et harmonieuse, toutes les entités et processus naturels. Ainsi, en effet, la recherche de complétude dans l’explication et la compréhension est une propriété du naturalisme universel. Et en même temps, il serait difficile d’exagérer l’importance du principe selon lequel la nature est un réseau serré de causes multiples et variées, ordre causal qui est la raison des choses et de laquelle dérive ensuite la raison animale et humaine. Nous verrons, avec quelques détails, le rôle des causes finales et formelles dans la constitution de l’intériorité.
Voici deux illustrations de l’attitude naturaliste universelle. Tout comme Aristote l’avait fait en son temps, Gœthe a pensé que la lumière avait engendré un organe qui lui était semblable. L’œil doit son existence à la lumière, « il s’est formé à la lumière et pour elle, afin que la lumière intérieure rencontre celle de l’extérieur » (Hamburger Ausgabe, XIII, p. 323). Rappelons que les Anciens ont imaginé la métaphore vraie, exacte et fertile selon laquelle l’intelligence est une lumière. René Thom reconnaît volontiers le caractère énigmatique de ce processus harmonieux qui progresse du physique au mental en passant par le biologique : « Il ne fait guère de doute, écrit-il, que la réalisation de la géométrie par des agents physiques comme la lumière ne soit à la source de notre intuition géométrique… Comment une structure aussi idéelle que la géométrie peut être codée dans notre patrimoine génétique, et parvenir à se réaliser à la fois organiquement — comme dans la morphogenèse de l’œil — et mentalement, c’est bien là un des mystères les plus profonds de la biologie » (Apologie du logos, p. 324).
Nous n’avons pas aujourd’hui une théorie scientifique explicative de l’être vivant, et la raison principale et que nous n’avons pas, ou que nous n’avons pas encore, les concepts appropriés pour comprendre les relations qui rendent compte de la continuité entre les différentes strates naturelles qui composent la matière vivante : mathématique, physique, chimique, biologique et psychique. Imaginer de nouveaux concepts conformes à la réalité pour illuminer des régions obscures est la tâche la plus significative, mais également la plus difficile pour les penseurs et les scientifiques.
La forme-fin, un principe organisateur
La nature est un tissu compact de causes multiples et variées. Il s’ensuit que la procédure qui permet d’expliquer et de comprendre les composants, les relations et les processus causaux qui forment l’intériorité est la même qui permet de comprendre ce qui se passe dans l’environnement : la appréhension de la nécessité qui unit les causes aux effets. C’est pourquoi la ressemblance entre l’intériorité de l’être vivant et son environnement est plus forte que ce que l’on tendrait à penser. En nous inspirant d’Aristote, il est possible de concevoir des causes matérielles, physiques, efficientes ou motrices, formelles, géométriques et finales. Il s’ensuit que les analyses peuvent être physiques, formelles, géométriques, téléologiques, qualitatives et quantitatives.
Ainsi, pour comprendre l’intériorité et son ordre complexe, je fais appel principalement aux notions aristotéliciennes de cause formelle et de cause finale car ce sont elles qui éveillent en nous, de la meilleure façon, le sentiment d’avoir compris. Elles permettent à l’entendement de se reposer, de ne pas itérer la question de savoir pourquoi telle ou telle chose arrive, pourquoi elle est comme elle est. Rappelons que la cause formelle explique car elle répond à la question qu’est-ce que telle chose ? Et la cause finale expose son objectif, la raison pour laquelle elle existe. Qu’est-ce que telle chose ? Est une question bivalente, elle fait allusion, premièrement, à l’essence ou à l’idée qui la définit, ensuite à sa figure matérielle.
La forme-fin, dans l’intériorité de l’être vivant, est un principe organisateur, directeur des éléments composants. Elle régule un processus en établissant l’ordre responsable de l’arrangement des éléments. La forme remplit une fonction, c’est son aspect de cause finale. Chez les êtres naturels aussi bien vivants qu’inertes, entre la forme et la finalité il y a une différence de point de vue seulement car la finalité d’un processus n’est rien d’autre qu’une forme qui n’est pas encore réalisée : d’où mon terme « forme-fin ». La cause formelle et la cause finale sont interdépendantes. Une forme ne serait pas ce qu’elle est si sa finalité était différente de celle qui lui donne un sens, et une chose ne réaliserait pas sa finalité si elle n’avait pas la forme-idée et la forme-figure qu’elle possède. La lumière, étant vitale pour les plantes, on comprend la recherche d’optimisation dans la configuration et disposition des feuilles et des branches : il s’agit de présenter la surface maximale pour la captation de la lumière. La finalité s’accomplit grâce à la forme. Pour savoir s’il y a des moyens et des buts dans la nature je propose le critère suivant, inspiré par les réflexions d’Aristote, J.-B. Bossuet et P. Janet :
S'il y a des proportions bien prises, propres à la production de certains effets, alors il y a des finalités.
Pour éviter des malentendus, j’aimerais souligner que ma téléologie :
- N’est pas théologique
- Ni pantéléologique (tout ce qui existe n’aspire pas forcément à une finalité)
- Ni obligationniste (ce n’est pas le cas que tout doive forcément avoir une finalité)
- Ni anthropocentrique (tous les existants ne pointent pas vers l’homme)
- Ni transcendantale, elle est immanente (elle n’a pas été imposée de l’extérieur par une intelligence, elle ne préexiste pas à la matière. Chez l’être vivant elle se trouve, on ne sait pas avec quels détails, dans son programme génétique).
La présence de la forme-fin est évidente surtout chez les organismes et les organes qui les composent, et c’est la raison pour laquelle, une fois de plus, il s’agit d’une téléologie naturelle, immanente et le plus souvent inconsciente. Il est évident que le domaine de la téléologie est restreint, et il faut souligner que la finalité est naturelle et observable.
Par exemple, sans l’idée de forme-finalité, on ne comprend pas l’action des éléments qui travaillent pour construire l’épithélium intestinal. L’objectif de cette barrière sélective s’explique par la nécessité des animaux d’absorber les nutriments tout en empêchant, en même temps, les passages de microbes et des antigènes. Un autre bel exemple de finalité naturelle : les poissons qui vivent dans des eaux profondes sont capables de produire, eux-mêmes, la lumière nécessaire pour tant de choses. Pour ce faire ils sont pourvus d’organes luminescents placés souvent autour des yeux. Mais tout comme les phares peuvent devenir dangereux en présence d’ennemis, ces poissons ont développé des paupières leur permettant de les cacher le moment venu.
L’énigme physicochimique de l’organisation hiérarchique
La forme-fin, en tant que principe organisateur, exerce un contrôle sur les composants et les processus de l’intériorité. Les spécialistes pensent qu’étant donné la connaissance actuelle en physique et en chimie, il devrait être possible d’identifier, à l’intérieur d’une molécule, la valeur qui lui permet de contrôler. Mais les théoriciens de la physique et de la biologie reconnaissent, comme Robert Rosen, que cette qualité n’est pas une propriété inséparable d’une constitution chimique donnée, et Howard Pattee, physicien intéressé à l’origine de la vie, écrit : « Les contrôles pour le développement des cellules peuvent être exécutés par des molécules ordinaires auxquelles on donne des titres tels que répresseur, activateur, hormone, mais la fonction de contrôler de ces molécules n’est pas une propriété chimique inhérente ; c’est une relation complexe établie par une organisation collective hiérarchique qui exige l’organisme entier ». Les spécialistes informent qu’en effet l’analyse détaillée de ces molécules ne révèle rien de spécial dans aucune d’elles.
Faisant appel à une analogie sociale, comparons la situation à celle d’un directeur d’orchestre à qui une collectivité attribue un rôle spécial. Dans l’intériorité de l’être vivant il faudrait comprendre alors pourquoi une collectivité de molécules reconnaît et accepte une hiérarchie, se plie aux ordres d’une autorité. Le directeur d’orchestre dirige en empêchant, à tout moment, que chaque musicien joue ce qu’il veut, c’est-à-dire qu’il dirige en réduisant leurs degrés de liberté. Diriger veux dire, par conséquent, contrôler une collectivité, à condition qu’elle veuille bien se soumettre à un tel contrôle, et contrôler revient donc à canaliser. Nous sommes ici sans doute confrontés au problème le plus exigeant et passionnant examiné par les physiciens et les chimistes au moment de regarder l’intériorité de l’être vivant : comprendre la formation d’une hiérarchie qui donne forme.
Le continuisme naturaliste
Conscient du vitalisme d’Antoine-Augustin Cournot, je tiens tout de même à dire que je partage son intuition, plutôt continuiste en l’occurrence, exprimée au milieu du 19ème siècle : « L’origine des grands problèmes de la psychologie humaine, doit être reportée fort en arrière, au point même où les phénomènes de la vie commencent d’apparaître, au sein du monde physique […]. Ainsi apparaissent, dès le seuil de la physiologie, toutes les difficultés et tous les mystères qui préoccupent les philosophes surtout à propos des phénomènes qui ont pour théâtre la conscience humaine, et qui donnent lieu à des actes volontaires et réfléchis ». Un siècle plus tard, Wolfgang Köhler écrit : « L’homme ne vient pas d’un autre monde ; il est lui-même un enfant de la nature, de la même nature dont s’occupent les physiciens. Quand nous comparons ses caractéristiques avec celles de la nature nous devons donc espérer trouver des ressemblances. Ce ne sont pas ces ressemblances qui devraient nous surprendre ; au contraire, toute caractéristique humaine apparemment sans contrepartie dans la nature constituerait, de par sa seule existence, un grave problème théorique ». Et en 2012, Daniel Chamovitz nous confie qu’avec un peu d’imagination « on peut trouver de nombreux points communs entre l’anatomie et la physiologie des plantes, d’une part, et les réseaux de neurones des animaux, d’autre part. Certains d’entre eux sont évidents, comme les signaux électriques que nous avons rencontrés chez la dionée attrape-mouche et chez Mimosa pudica, d’autres font moins l’unanimité, comme le fait que l’architecture des racines végétales soit semblable à celle des réseaux de neurones que l’on trouve chez de nombreux animaux ».
Mon point de vue sur l’intériorité de l’être vivant n’est ni réductionniste ni vitaliste, il est continuiste. Le continuisme est garanti par les possibilités d’une substance que j’appelle « matière-puissance » ou « matière dynamique » (« potentia » traduit le grec « dynamis »). Il s’agit d’une « matière » ou « étoffe » plus profonde que celle de la physicochimie. Cette dernière est déjà pourvue de beaucoup de propriétés spécifiques qui empêchent la conception d’autres strates naturelles que physicochimiques. Il ne nous reste pas d’autre option sauf de concevoir la réalité d’une matière-puissance, métaphysique et éternelle, susceptible d’adopter toutes les formes et harmonies éphémères de l’univers, aussi énigmatiques soient elles, telles que la conscience de l’être humain et de l’animal supérieur, doté d’une conscience de soi et capable de se représenter son environnement.
La continuité étant donnée, il n’est pas surprenant que les spécialistes aient commencé à découvrir ce que l’on pourrait appeler un germe de conscience chez les plantes. Attendu qu’il n’y a pas de conscience sans cerveau et que les plantes en sont dépourvues, il faut écarter d’emblée toute ressemblance entre les plantes d’une part, et l’intériorité animale humaine d’autre part, quand ce qui se passe dans l’intériorité présuppose l’existence du cerveau. Une plante n’a pas conscience de son état individuel. La sensation, la perception, l’intuition des plantes ne sont jamais pleinement conscientes, raison pour laquelle les valeurs intellectuelles et esthétiques n’existent pas pour elle ; l’affectivité, le mépris, la dignité, les émotions d’attachement et de rejet, le bonheur et la souffrance, non plus.
Cela étant dit, il faut reconnaître chez la plante des comportements inconscients dont certains aspects ne sont pas très éloignés de ceux de l’activité consciente. Il existe par exemple une sorte d’intuition végétale. Les botanistes rapportent que les plantes perçoivent. Elles sont sensibles à une série de stimuli différents comme la lumière, la température, la gravité, la pression mécanique, la concentration d’une substance chimique ; elles sont sensibles à des signaux susceptibles d’être émis par d’autres êtres vivants ou par des entités inorganiques. Par exemple, étant donné la longueur d’onde de la lumière reçue, il est possible de dire, en un sens à peine figuré, que la plante voit ses voisines et cela y compris à une distance supérieure à 3 mètres. Ensuite elles s’accommodent à la présence des autres plantes pour mieux vivre, soit par exemple en s’inclinant, ou bien en poussant plus rapidement que d’habitude. La plante, comme tout être vivant, est déterminée à tout faire pour continuer à exister, et ainsi un végétal, attaqué par des insectes, se défend en utilisant ses propriétés chimiques qu’il emploie, également, pour envoyer des signaux de l’attaque à ses voisines, qui, alertées, se protègent.
Il est impossible de ne pas reconnaître chez la plante l’inscription de catégories telles que la substance ou permanence de l’objet, la causalité, l’espace et le temps. La plante a une intuition de sa propre permanence et utilise correctement sa proprioception. Et en allant au-delà de l’intuition immédiate, elle « présuppose » à sa façon, primo, que les insectes qui l’attaquent ne disparaîtront pas exactement au moment d’arriver à elle, secundo, que les végétaux à qui elle envoie des signaux continuent à exister pendant la transmission de l’information. La plante « s’attend » à ce que les signaux chimiques de danger couvrent une distance donnée et arrivent opportunément au destinataire. La nature n’a pas attendu la naissance de l’être humain pour commencer à se comprendre.
Ce qui précède montre qu’en plus de l’intuition psychique, il est nécessaire de reconnaître à la plante, grâce à sa sensibilité, à la défense de son intégrité et à sa communication avec les autres plantes, je l’ai dit, un rudiment, une lueur de conscience. De nombreux lecteurs penseront que j’embrasse un anthropomorphisme insensé. Et pourtant cet anthropomorphisme existe et il est vrai par apagogie, réduction à l’absurde. En effet, sans l’anthropomorphisme basé sur la continuité de la matière-puissance, il faudrait admettre quelque chose d’encore bien plus invraisemblable et qui répugne à la raison, à savoir, l’existence d’un vide entre la plante et l’animal, un vide entre les différentes strates naturelles. Ce vide écarté, on apprécie à sa juste valeur l’importance cognitive de l’intuition, de la métaphore et de l’analogie basées sur les caractéristiques de la vie humaine.
Éloge de l’anthropomorphisme : l’identique est objet d’intuition pour l’identique, le semblable est compris par le semblable. Nous avons une intuition de quelque chose, et nous le comprenons, dans la mesure où il est comme nous. L’être humain comprend anthropomorphiquement, la plante, phytomorphiquement.