It is not the parts that matter, it is their combinations.
Né en 1944, Allen Ruppersberg appartient à la première génération d’artistes dits conceptuels, et participe en 1969 à l'exposition Quand les attitudes deviennent forme. Son oeuvre articule de nombreuses références renvoyant tant à la culture populaire et à la communication de masse, qu’à la littérature comme mode de langage. Elle intègre une part personnelle et autoréflexive et ne privilégie pas de medium particulier même si le rapport au texte et à l'image reste proéminent. Son oeuvre use allègrement de l’emprunt et de « collages » mettant en place avec humour une forme d’intrigue dans des oeuvres que l'on pourrait qualifier de « décors », produit par un système de références en cascade, formelles ou symboliques.
Son oeuvre met en place un système fragmentaire que l'on pourrait dans un sens rapprocher de l'apophénie que l'on définit comme une perception altérée du sujet ; qui le conduit à relier des événements ou des phénomènes, n'entretenant a priori pas de rapports évidents ou exclusivement rationnels entre eux. « La perception vient déborder la rationalité de l'individu», dans une forme d'intellect proche de la paréidolie, qui pousse le spectateur à spéculer et à formuler des hypothèses, comme dans le cadre du prestige ou de la pratique de l'illusion. Ruppersberg joue de ce rapport en produisant des oeuvres qui semblent à élucider avec un certain nombre d'indices mais aussi de fausses pistes et de pièces manquantes. Elles impliquent un jeu de patience où le spectateur se doit ou non de reconstituer une logique interne au travail de l'artiste qui sous couvert d'une apparence protocolaire assume une part de hasard et d'aléatoire empêchant néanmoins sa résolution totale.
The Mystery of Nabokov... réunit un ensemble de trois oeuvres de Allen Ruppersberg articulant un rapport à son atelier à la fois oeuvre et ressource constitutive de sa pratique. C'est une véritable archive, une accumulation constituée de livres, de films, d’affiches, de photographies, de disques, d’objets divers et de curiosités que l’artiste a collecté durant de nombreuses années. Il les a disposés sans ordre et sans agencement pré-établi mais avec le même soin que celui apporté à la constitution de ses oeuvres, en recouvrant les murs du sol au plafond, afin de créer l'œuvre d'une vie, une matrice, comme unique cadre de travail.
The New Five foot Shelf est une installation composée de 50 volumes et de 44 posters reproduisant cet atelier à 360 degrés, à l'échelle 1/1 situé sur Broadway au numéro 611 à New York que l'artiste a occupé une quinzaine d'année, cartographié en 1998 et qu'il quittera définitivement en décembre 2000.
L'atelier aujourd'hui détruit, l'installation revêt une signification commémorative et autobiographique, et reste à présent l’unique témoignage de ce « Merzbau » : une oeuvre « autonomous and developmental, a living organism manifest of a complex web of formal and informal association».
Les 50 ouvrages associés aux posters sont un facsimilé de 50 volumes composant une anthologie elle-même présente dans l'atelier de l'artiste. Ils reprennent la forme d'une anthologie publiée en 1910 éditée par P.F. Collier & Son / Havard Classics censée rassembler une compilation littéraire « so far as possible, entire works or complete segments of the world's written legacies ».
Au contenu de l'anthologie a été intégralement substitué un texte entièrement écrit par Allen Ruppersberg (hormis le premier volume qui reproduit intégralement le manuel original), et qui contient 5 chapitres rédigés par l'artiste et chacun disposé et courant horizontalement sur l'ensemble des 48 volumes (Le 50è volume est un index qui contient 344 quadrichromies constituant une archive photographique exhaustive de l'atelier).
The New Five foot Shelf sous-titrée Memoir / Novel / Index est comme le dit l’artiste «la réorganisation de multiples éléments : une collection de notes, de lettres, de citations, de photos, de mots, d’idées, d’histoires, de poèmes. Une librairie de référence personnelle, en somme».
Entre le premier et le dernier volume, le texte se décline en cinq chapitres différents : Le 1er chapitre : Honey, I rearranged the collection est constitué de plusieurs centaines de propositions de l’artiste pour réorganiser une collection. Le second chapitre : When In Doubt Go To The Movies consiste en notes de l’artiste et en description de plusieurs de ses œuvres comme « Remainders » ou « Where is Al 1 ». Le 3è chapitre : Once Upon A Time When Books Were Famous (works) décrit très longuement l’histoire de personnages comme l'illusionniste Harry Houdini ou de Pierre-François Palloy, homme d’affaire Français du XVIIIe ayant fait fortune en revendant la Bastille pierre par pierre au moment de la révolution. Le 4è chapitre : The Three Marcels est la juxtaposition des trois biographies de Marcel Proust, Marcel Duchamp et Marcel Broothaers. Le 5è chapitre : The Master Of The Familiar (private) contient la correspondance de l’artiste avec sa mère, l’histoire de sa famille et la retranscription textuelle de nécrologies.
Ce texte, qui se déroule à travers les 48 volumes, peut être lu à la fois, par phrase, par page ou par volume, horizontalement ou verticalement. Mais c’est aussi une forme de poésie concrète constituée de milliers de pages, mélangées comme des cartes à jouer, nous invitant à établir de nouvelles règles de jeux, de nouvelles règles de lecture. Il y a 4 cahiers imprimés de 8 pages par volume. Le reste des pages est laissé blanc. Dans cet espace vide, on a inséré de façon aléatoire une sélection de nécrologies, principalement d'artistes, toutes provenant de la collection personnelle d’Allen Ruppersberg.
La seconde oeuvre de l’exposition est un puzzle, produit par Ruppersberg en 1999 dont le titre rédigé en deux parties, comme les deux volets d’un scenario sont rédigés dans deux polices différentes, d’un coté A Mystery Of Nobokov's Room et No, Sir, My Library Is Not Yours. Sur le couvercle de la boite, chacun des titres semble renvoyer à une des deux images collées, servant de référentiel au « joueur » pour reproduire chacune des faces de ce puzzle.
La première image est la reproduction d’une chambre, dont on ne perçoit que le lit, dont le linge de lit est assorti au papier peint. La seconde image reproduit une bibliothèque. Cependant l’expérience du joueur, est ici contrecarrée ou compléxifiée par l’artiste par un protocole établi lors de la réalisation de la pièce :
L’artiste a acheté aux puces des boites de puzzle de tailles différentes. Sur chacune de ces boites, il a apposé le titre de son puzzle et les images des deux faces de celui-ci. L’artiste a fait réaliser un puzzle double-face, dont la forme des pièces n’est pas la plus commune et qui augmente la difficulté du jeu. L’artiste a placé chaque puzzle dans une boite différente et a retiré une poignée de pièces de chacune des boites...
Enfin l'exposition présente Chapter VI.
En 2007, Allen Ruppersberg est invité par Moritz Kung à présenter sa bibliothèque idéale dans le cadre d'un programme curatorial intitulé Curating the Library à DeSingel à Anvers. Il produira en 2009 un nouvel inventaire visuel, sous la forme d'une édition limitée intitulée Chapter VI, composée d’un livre et d’un poster unique pour chacun des exemplaires. Chaque page du livre devient un poster, associé aléatoirement à l'un des titres de l'index inscrit à l'aide de cubes d'apprentissages (ABC Woodblock Playskool)...
Le livre se clôt sur l'ensemble du texte de Franz Kafka Le Terrier. Il s'agit d'un récit de Franz Kafka écrit à Berlin fin 1923, six mois avant la mort de l’écrivain. Ce texte inachevé traite des démarches désespérées qu’entreprend un narrateur mi-animal mi-humain pour se construire une demeure parfaite, qui l’aiderait à se protéger de ses ennemis invisibles.
J’ai aménagé mon terrier, et le résultat semble être une réussite. De l’extérieur, on voit seulement un grand trou, mais en réalité il ne mène nulle part, il suffit de faire quelques pas et on se heurte à de la bonne roche bien dure. Je ne veux pas me vanter d’avoir élaboré sciemment ce stratagème, c’est simplement le vestige d’un de mes nombreux essais de construction avortés, mais il m’a paru finalement avantageux de ne pas combler ce trou.