Carolee Schneemann (1939-2019) est peintre... aussi ! Tout au long de sa carrière, elle n'a eu de cesse de rappeler que les performances, les films, les images, les textes, sont pour elle des extensions de sa peinture. Si son travail interpelle par l’omniprésence du corps nu féminin, c’est pour mieux déjouer les tabous de l’époque : « En tant que peintre, je n'ai jamais accepté les tabous visuels et les interdits concernant certaines parties spécifiques du corps ». En utilisant son corps, Carolee Schneemann se réapproprie le nu féminin : loin de la réification du nu opérée dans l’art classique, le corps de Schneemann est sujet, rebelle, irrépressible et conflictuel. Pionnière du Féminisme, elle utilise son corps comme outil de revendication et s’éloigne ainsi de la représentation traditionnelle du modèle. La question que pose Carolee Schneemann est de savoir si le corps féminin peut être à la fois image et faiseur d'image, dans un monde où les modèles à suivre sont rares : « Je décidai qu'une peintre du nom de "Cézanne" serait ma mascotte : je supposais que Cézanne était indubitablement une femme — après tout, le "anne" de son nom était féminin. Les baigneuses que j'étudiais en reproduction étaient-elles étranges parce qu'elles étaient peintes par une femme ? Mais "elle" était célèbre et respectée. Si Cézanne avait pu le faire, je pouvais le faire. »
De même que le corps est poussé au-delà de ses limites, l’image produite par Schneemann, dans ses films, photographies ou performances est ensuite transformée au moyen de la peinture. Rompant avec des siècles d’histoire de l’art, sa peinture modifie l’image au lieu de la créer. En ce sens, elle se positionne dans la continuité du mouvement expressionniste abstrait, par l’utilisation, entre autres, du dripping, mettant en scène le corps peignant de l’artiste. Toutefois, ce corps peignant — et comment ne pas penser aussi à Yves Klein — vient détruire ou tout au moins souiller, déformer, abîmer l'image même du corps. Cette mise en abyme de l’image est la signature même de son travail.
Fuses, son film iconique de 1965, qui est le premier film montrant l'acte sexuel sous un angle érotique à travers la perception d'une femme, fait l’objet d’une riche déclinaison : la pellicule est agrandie, imprimée, peinte, couverte d’acide, colorée. Cette œuvre est le point de départ d'une série de « peintures » construites suivant un principe récurrent qu’elle met alors en place : les images sont juxtaposées pour créer une forme de narration, puis sont modifiées, recollées et repeintes. Le point de vue narratif se veut neutre, sans jugement. Le regard posé sur l’action qui se déroule est celui que le chat pose sur l’artiste et son compagnon de l’époque, James Tenney. C’est un corps libre qu’elle nous présente, affranchi des tabous de son temps. Avec cette œuvre, Carolee Schneemann brise les chaînes qui enferment le corps, plus particulièrement le corps féminin. Fuses est une pièce centrale car elle concentre tous les thèmes propres au travail de Schneemann. C’est à la fois un point de départ mais aussi un manifeste.
Dans ses installations et collages, les images utilisées par Carolee Schneemann proviennent en partie de la documentation de ses performances. Fille de médecin, dont elle dira qu'il s'occupait autant des corps vivants que des corps morts, elle utilise à la fois sa propre image, mais aussi celles issues de la documentation médicale.
Elle tire aussi ses images de différentes sources scientifiques et historiques, comme dans Ask the Goddess II (1988-2006) où se côtoient diverses visions de sexes féminin et masculin à travers l’histoire, la mythologie et la fiction.
Dans la série Hallucinating (2002), elle emploie aussi des images de guerre, dupliquées, découpées et collées bout à bout pour donner une impression de déflagration. Dans Hallucinating II et Hallucinating III, on peut voir distinctement des images de l’attentat du 11 septembre 2001, notamment le corps d’une personne se jetant dans le vide et qui tombe devant les tours. Ces images de presse, que Carolee Schneemann a collecté dans différents médias, sont celles utilisées auparavant dans une œuvre hommage intitulée Terminal Velocity (2001). Dans cette œuvre, Schneemann utilise des images qu’elle agrandit, qu’elle zoome, puis qu’elle colle et répéte, principe qu’elle développa dans toute son œuvre. Cette technique de montage et du zoom peut être mis en relation avec son film Viet Flakes de 1965 qui traite aussi d’un fait historique et guerrier, celui de la guerre du Vietnam. Dans ces deux œuvres, Viet Flakes et Terminal Velocity, s’opère une déconstruction du temps. Le collage-son réalisé par James Tenney pour Viet Flakes et la chute discontinue des corps dans Terminal Velocity, suspendent le temps. Aussi, comment ne pas voir une éventuelle référence au Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, qui en superposant la même image, empêche ainsi le déplacement et rend la descente/chute suspendue... Schneemann (Viet Flakes et Terminal Velocity), comme Goya (Les désastres de la guerre, 1810 - 1915) ont, d’un fait d’actualité de guerre, réalisés une œuvre d’art, une œuvre d’histoire.
A l'instar de Robert Rauschenberg, qu’elle a fréquenté au sein du Judson Dance Theater, Carolee Schneemann assemble ces différents fragments d'images, qu'elle vient colorer et marquer de son propre corps. De même que Fuses est un film à partir duquel Schneemann peint, Devour/Goya (2006) est au départ une installation vidéo projetée sur plusieurs écrans, collage d’images sur lequel des modifications sont appliquées, utilisant ainsi différents médias qui se répondent et se complètent. Dans ce montage dense, le titre signifie la voracité, (Saturne dévorant ses fils de 1823 et Les désastres de la guerre de 1810 - 1815 de Goya) et l’approximation de l’information des médias contemporains coinjointement à la demande presque addictive de leur propre consommateurs.
Sa pièce Forbidden Actions - Museum Window (1979) reproduit six documents photographiques d'une performance clandestine au Kröller-Müller Museum aux Pays-Bas. Dans les galeries du musée, Schneemann attend la relève des gardiens et se déshabille rapidement pour une série d'actions nue. Elle décrit ce projet comme une tentative de « retirer le nu des murs dans le but de désacraliser et reconsacrer cette iconographie. »
La plasticité du rapport de Carolee Schneemann aux différents supports permet à son travail de conserver intacte la pertinence de ses débuts : outre son statut de pionnière de la performance féministe, elle est parvenue, jusqu’à nous, à insuffler une réflexion sur la narration séquencée, la peinture et le cinéma.