La Galerie Nathalie Obadia de Bruxelles a l’honneur de présenter Infamous, la quatrième exposition personnelle d’Andres Serrano, après Sacramentum, Sacred Shadows en 2012 et Cuba en 2014 à Bruxelles, et de Torture en 2016 à Paris.
Depuis plus de trente ans, l’artiste new-yorkais Andres Serrano (né en 1950) étudie les questions sociales et éthiques fondamentales qui divisent l’Amérique. Il capte le Zeitgeist1 de ce qui existe aux marges de nos sociétés occidentales, où nous prenons tous part en tant qu’acteurs, témoins ou victimes.
Ses séries précédentes – Residents of New York (2014), America (2002), The Klan (1990), Nomads (1990), Bodily Fluids (1990) ou The Immersions (1987-1990) – montrent bien le besoin qu’a l’artiste de révéler les vérités silencieuses tapies derrière la morale et les traditions contemporaines.
La série Infamous démêle les fils d’une longue histoire, celle d’une culture raciste profondément enracinée dans l’inconscient américain. Elle montre comment la haine raciale a été encouragée aux États-Unis, des années durant, par la publicité et la diffusion intensive de clichés sur les afro-Américains, représentés de manière dégradante jusque sur les étiquettes de produits de consommation courante. Selon l’historien et critique littéraire américain Henry Louis Gates Jr.: « l’ombre de ces images hante encore toute existence afro-américaine au sein de la société américaine, tels des fantômes de l’ère Jim Crow2 ».
Les seize portraits photographiques exposés mettent en scène des objets historiques racistes, allant de simples jouets à d’anciens costumes du Ku Klux Klan. Andres Serrano réexamine une période sombre de l’histoire récente des États-Unis : les années 1870, durant lesquelles les lois Jim Crow3 ont établi une ségrégation raciale à l’encontre des afro-américains, les réduisant à des citoyens de seconde zone. Bien que ces lois aient été abolies en 1965, l’impact socio-culturel de la propagation de ces stéréotypes raciaux se fait encore sentir aujourd’hui.
En effet, il n’était pas rare que des publicités de l’époque usent de clichés populaires sur les afro-américains, pour insister sur l’authenticité d’un produit ou réveiller un sentiment de nostalgie dans l’imaginaire du consommateur américain.
Racist America II et V assemblent ainsi minutieusement des paquets de lessive, de tabac, un pot de beurre de cacahuète, et des boîtes de jeux de société comme «Colored Coons», «Darktown Fancy Ball» ou «Hooped Up Niggers». Tous manifestent un parti-pris anti-noir. Renforcées par des titres sans ambiguïté, les images ne laissent aucun doute sur leur contenu offensant à l’égard de la population noire.
Avec son propre langage visuel, Andres Serrano déconstruit la réalité de ces reliques «infâmes» en les inscrivant dans la tradition des grands formats de la peinture historique. Chaque portrait est une représentation monumentale qui esthétise et accentue, à la manière d’un mantra, les caractéristiques formelles de ces stéréotypes.
Les œuvres Carnival Games – Alabama et Carnival Games – Hit Me Hard en sont de parfaits exemples. Elles dépassent la simple représentation de l’iconographie raciste. Dans ces jeux populaires, des têtes d’hommes noirs souriant jusqu’aux oreilles servent de cibles. Perçus comme un simple divertissement, ils attisent en fait inconsciemment la violence à l’encontre des afro-américains.
Ces représentations récurrentes et honteuses d’afro-américains en tant que cibles au travers de jeux ou de jouets – mais aussi en tant que cibles réelles comme le prouvent les œuvres Mr Blue et Mr Red – ont eu deux conséquences majeures sur la société américaine : elles ont renforcé l’image d’une population inférieure et subalterne aux yeux des blancs ; et ont inculqué l’intimidation et la peur à des générations d’afro-américains.
De manière générale, l’œuvre d’Andres Serrano est faite d’images mentales. Ses photographies, transcendées par la force de leurs couleurs et de leurs formes, représentent plus que les portraits en tant que tels : elles deviennent des métaphores.
Flag Face est une représentation allégorique des États-Unis. Une tête y est totalement encagoulée dans un drapeau national de la fin du XIXe siècle. Elle évoque immédiatement la pratique de la torture, dans laquelle toute identité individuelle est détruite. Ce non-portrait dénonce la suprématie que n’ont cessé d’exercer les États-Unis sur les autres peuples depuis leur création. La composition traduit toute l’ambiguïté morale de ce pays : la tête est isolée sur un arrière-plan coloré, photographiée en gros plan, glorifiée par la lumière d’un projecteur.
Infamous laisse aussi transparaître la personnalité d’Andres Serrano, à la fois artiste et collectionneur. Dans sa récente exposition The Game: All Things Trump (ArtX, New York, États-Unis), il présentait ainsi une multitude d’objets siglés du nom Trump, collectionnés dans le seul but de créer une installation géante. Dans cette nouvelle série, il élargit le spectre de ses recherches et enrichit ainsi sa collection personnelle qui lui sert de matière première pour l’étude de tous les aspects du champ socio-culturel américain.
Andres Serrano tente de réveiller les consciences en montrant qu’il existe une certaine forme de racisme sous-jacent qui perdure encore dans les images du quotidien aux États-Unis. Par le biais de ces symboles d’intolérance, l’artiste engage une discussion sur la notion même de race, les relations humaines, et le racisme. Observateur passionné de l’Amérique, il nous fait comprendre que les images du passé continuent à façonner notre présent et prouve encore une fois sa grande lucidité.
Andres Serrano perçoit les failles et contradictions qui marquent en profondeur la culture de son pays. Infiniment humanistes, ses photographies font se côtoyer le meilleur et le pire de ce que notre société peut produire.