L’Oncle Sam, rendu malade par des diablotins du Kremlin. Checkers, le chien de Richard Nixon. Brett Kavanaugh, juge accusé de viol nommé à la Cour Suprême par Donald Trump. Mark Zuckerberg, un des nouveaux maitres du monde. Les tableaux récents de Jim Shaw grouillent de fi gures grotesques et délictueuses qui évoquent l’histoire contemporaine américaine. Pourtant, bien que ces œuvres soient animées d’un élan satirique des plus acerbes, nous ne sommes pas en présence d’un art « politique ». Il ne s’agit pas d’AgitProp – la création d’une communauté idéologique engagée autour d’une forme ou d’une idée. Les modèles historiques de Jim Shaw sont plus singulièrement anachroniques. Nous sommes ici plus proche d’une Peinture d’Histoire, telle qu’elle était encore pratiquée à la fi n du 19ème siècle. Celle-ci alliait des outils discursifs issus d’une tradition rationaliste critique, à des dispositifs de production d’images allégoriques. Autre référent, plus antique encore, les visions cauchemardesques – hermétiques et cryptées – de Hieronymus Bosch, dont les intentions restent aujourd’hui, plus d’un demi-millénaire après leurs créations, sujettes aux interprétations les plus contradictoires.
Les images de Jim Shaw sont des agrégats de sources hétérogènes, de moments d’histoires personnelles et de fragments d’histoire culturelle collective. Si nombre d’entre elles semblent être le produit d’hallucinations, façonnées sous le régime du rêve, elles restent pourtant étrangères à une tradition héritée du surréalisme européen. Il n’est pas ici question de rendre compte d’un état intérieur de l’âme ou de l’esprit. L’onirisme y est considéré avant tout comme une machine combinatoire, capable d’agglomérer dans un même espace pictural des énoncés vernaculaires présumées jusqu’alors antithétiques.
Radicalement non-psychologique, celle-ci distribue en conséquence autrement le sujet de l’Histoire. Si les références non-artistiques de Shaw demeurent inconnues d’un grand nombre d’observateurs dans l’art contemporain, elles appartiennent néanmoins à un champ qui par défi nition est ouvert à tous : celui de la culture populaire quotidienne. Dans cette peinture, le régime de la représentation assujettit la Grande Histoire. Toute idée est avant tout une image qui existe dans le monde, préexistant son appropriation par un artiste. Ainsi, au centre de The Milk Separator (2019) se trouve un objet domestique des années 50 sensé soulager le quotidien des ménagères. Chez Jim Shaw, la forme de cet objet ressemble étrangement à celle de l’oiseau démoniaque de La Tentation de Saint Antoine, un tableau de Hieronymus Bosch datant de 1501. Selon les historiens de l’art, cet animal symboliserait une fi gure délictueuse de la loi – un avocat corrompu au service des puissants. Autour de cet appareil ménager aux signifi cations culturelles et politiques multiples, l’artiste déploie une douzaine de portraits distendus de Brett Kavanaugh, un juge dont la carrière s’était jusqu’alors distinguée par son opposition radicale aux droits reproductifs des femmes, et dont la nomination à la Cour Suprême des Etats-Unis aura nécessité un nombre incalculable de contorsions éthiques. Ces déformations matérielles font référence à une des premières séries de l’artiste, les Distorted Faces (1978), autant qu’à un effet formel facilement obtenu avec les premières machines à photocopier, outil dont s’est nourrie la culture visuelle contestataire de la fi n des années soixante-dix. Quant au fond du tableau, il reproduit avec les moyens de la peinture des effets de souillures d’encre d’imprimerie destinées à ne jamais sécher, propre aux tableaux sérigraphiés d’un Christopher Wool – peintre associé à la mouvance graphique contreculturelle Punk. Profondément érudits aussi bien qu’antiautoritaires, fruits d’un processus d’improvisation des plus souverains, les tableaux de Jim Shaw continuent d’incarner ¬depuis 40 ans une beauté étrange qui leur est propre.