La galerie Les filles du calvaire a le plaisir d’annoncer « La voix libre », la première exposition personnelle d’Emma Dusong à la galerie. À l’image de son travail, l’artiste envisage œuvres d’art, lieu et exposition comme un tout.
Combiner des œuvres dans une exposition nécessite d’avoir la voie libre, c’est-à-dire de s’affranchir des contraintes, tout autant que d’avoir la voix libre, pouvoir produire un discours indépendant. En choisissant cette expression en forme de mot-valise en guise de titre, Emma Dusong témoigne évidemment d’une poésie sensible – qui infuse son œuvre tout entier – mais manifeste également un statement libérateur et presque libertaire. Ce titre-slogan pourrait être perçu comme une volonté de nier des règles ou, du moins, de s’en émanciper. Il est possible de calquer de nombreux filtres de lecture sur une production artistique, et il semblerait pertinent d’examiner celle d’Emma Dusong à travers ce prisme particulier, qui de prime abord peut paraître éloigné. Classe, œuvre centrale de l’exposition tant par son aura que par son ampleur dans l’espace, joue sur plusieurs registres dont celui de l’autorité. Un chant-mantra très doux s’échappe de l’installation, composée de pupitres d’écoliers, répétant la boucle suivante de manière lancinante « quand je pense, j’ai plus de questions que de réponses ». Les abattants des bureaux, articulés, se lèvent et s’abaissent en claquant, interrompant brutalement le constat existentiel de la voix. Lors de performances, l’artiste active l’œuvre en chantant elle-même, et teste les limites de ses réflexes en introduisant ses mains sous le capot, offrant au hasard la possibilité de lui coincer les doigts. Emma Dusong se doit d’être docile et de reléguer son introspection à un après, moins oppressant. L’autorité, ici l’abattant se refermant, impose l’obéissance. Elle peut, à son bon vouloir, mettre en place des mécanismes de répression et édicter la norme. L’artiste observe une opinion finalement peu étudiée dans la création actuelle : la connaissance et le désir de connaissance s’avèrent dangereux pour la pensée dominante. Ils favorisent l’émancipation et créent des potentiels contre-pouvoirs. Si la sérénité qui émane de l’installation contraste paradoxalement avec le message qu’elle renvoie, Classe s’avère finalement d’un grand optimisme ; les chemins de la liberté passent par le plaisir d’apprendre et de vivre.
La libération de l’individu et de la société vient aussi du partage. Chez Emma Dusong, celuici prend la forme d’une atmosphère sonore. Pour L’observatoire, l’artiste déclame une série de questions personnelles qu’elle a collectée inlassablement dans des carnets s’apparentant à des journaux intimes. En résulte, une énumération à la fois existentielle et humoristique, reflétant des pensées disparates. L’auditeur est projeté dans une introspection qui n’est pas la sienne mais qu’il peut se réapproprier de multiples façons, par exemple, en la comparant à ses propres expériences et états d’âme.
Si Emma Dusong partage sans pudeur ses interrogations du quotidien, seule une petite partie est pourtant révélée au public. Le reste dort dans les carnets, scellés à une page définie par l’artiste. Ces objets-livres sont plein de paradoxe : ils cachent et exhibent à la fois. L’œuvre sonore procède de même ; la majeure partie reste intelligible, les questions sont lues sur un ton distinct et simple, cependant, l’introduction, elle, croise des enregistrements de la voix de l’artiste dans un joyeux désordre, sorte de bruissement de la langue. Cette introduction semble rappeler l’histoire de la tour de Babel, un endroit où règne une certaine confusion, où les langages s’entrelacent. En outre, la construction de la tour, vue comme un défi au divin, illustre les dangers supposés de la recherche de la connaissance, à l’instar in fine de l’œuvre Classe. Les thèmes abordés s’avèrent parfois graves et sérieux, néanmoins ce catalogue de réflexions produit un discours chaleureux et allègre. De fait, les recherches de l’artiste, pouvant paraître à tort solennelles, sont emplies d’un optimisme réjouissant. La vidéo Et O se fait l’écho du travail sur le langage élaboré pour L’observatoire. Dans un contexte atemporel, Emma Dusong chante dans une langue énigmatique et vivifiante. Dans le cadre idyllique de la Maison Bernard imaginée par Antti Lovag, spécialiste de l’architecture organique, la composition gagne en sens au fur et à mesure de la déambulation de l’artiste dans la propriété. Le chant est conçu spécialement pour le lieu et est diffusé in situ à l’attention des visiteurs chaque jour à 17h. Emma Dusong a ici cherché à suggérer le réconfort que lui évoque l’environnement architectural de Lovag ; la maison toute en rondeurs, développant deux grandes ailes semblables à des bras, est personnifiée. L’habitation qui s’ouvre sur la mer Méditerranée est accueillante telle une mère. Elle explique son titre Et O comme un programme « Et pour l’être ensemble, O pour les formes de la maison, celles du chant, de la reprise ou l’expiration d’un souffle et pour l’eau. » Cette pièce vidéo de 2018 amorce des investigations plus récentes sur les notions de confiance et d’intimité tout autant que de nouvelles réflexions sur les relations entre espace et œuvre.
Pour l’exposition à la galerie Les Filles du Calvaire, l’artiste développe ces nouvelles recherches. Elle envisage œuvres d’art, lieu et exposition comme un tout. Elle met en scène un cycle, simulacre accéléré d’une journée, insuffle une vie temporelle aux œuvres et transforme la galerie en cocon. Lorsque L’observatoire est actif, Classe demeure silencieuse et vice-versa. En outre, l’ambiance lumineuse alternante, passant du jour à la nuit, renforce l’impression d’une journée dans la journée. Emma Dusong s’aventure dans des expérimentations plus complexes qu’une scénographie, et ne se contente pas de structurer un espace. Le visiteur se retrouve pris dans une véritable chorégraphie d’œuvres. L’accès à l’exposition en est symptomatique ; il convient de traverser une projection, effaçant l’image qui devient alors un fantôme. C’est ainsi que l’on comprend que le monde parallèle et intime d’Emma Dusong se construit dans l’évanescence.