Entre la réalisation par Joseph Nicéphore Niépce de la première image stable et permanente de toute l’histoire de la photographie – l’héliographie intitulée Le Point de vue du Gras, opérée au solstice de l’été 1827, dans sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, près de Châlon-sur-Sâone, en Bourgogne –, et l’annonce par François Arago, le 7 janvier 1839, à Paris, à l’Académie des sciences, du procédé mis au point, à la suite des travaux de Niépce, par Louis-Jacques-Mandé Daguerre – le daguerréotype – comme invention de la photographie, il ne s’est pas déroulé qu’une petite douzaine d’années, mais tout un temps de fascination, d’effrois et de controverses qui ont marqué toute l’histoire du médium et qui perdure encore aujourd’hui.
La position de l’écrivain Honoré de Balzac est, à l’époque, l’une des plus ambiguës. Dans une lettre à Mme Hanska, il déclare ainsi : «Je reviens de chez le daguerréotypeur [les frères Bisson], et je suis ébaubi par la perfection avec laquelle agit la lumière. Vous souvenez-vous qu’en 1835, 5 ans avant cette invention, je publiais à la fin de Louis Lambert, dans ses dernières pensées, les phrases qui la contiennent ? Geoffroy-S[ain]t-Hilaire l’avait aussi pressentie. Ce qui est admirable, c’est la vérité, la précision !» Il fait ainsi référence au paragraphe : «Toutes les choses qui tombent par la Forme dans le domaine du sens unique, la faculté de voir, se réduisent à quelques corps élémentaires dont les principes sont dans l’air, dans la lumière, ou dans les principes de l’air et de la lumière [...] ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme ont une même origine ; car le jour n’est pas loin où l’on reconnaîtra la filiation des principes de la lumière dans ceux de l’air.»
Pour l’écrivain, reprenant ainsi au sens strict le terme de Niépce – héliographie, autrement dit «écriture de soleil» –, la photographie, avant tout, n’est que de la lumière qui se matérialise sur une surface tout à la fois tangible et presque impalpable, d’une précision descriptive sans égal et dans le même temps totalement mystérieuse. Néanmoins Nadar, dans son livre de souvenirs, rapporte une conversation avec Honoré de Balzac bien plus surprenante et inquiétante, et que d’aucuns ont nommé ultérieurement la Théorie des spectres : «Selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé d’une série de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. L’homme à jamais ne pouvant créer, – c’est-à-dire d’une apparition, de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose, – chaque opération Daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive.» Aussi, à force d’être photographié, nous errerions pour l’éternité comme des spectres sans apparence, sans substance et sans essence constitutive, alors que nos représentations photographiques demeureraient, elles, solides à jamais. Ce que confirme ces quelques phrases du Cousin Pons: «Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton […] Et c’est là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte.»
Aussi l’arrivée de la photographie, et plus précisément du daguerréotype, incite Honoré de Balzac à considérer le monde autrement, à voir le monde «à partir de la photographie» ; l’invention bouleversant non seulement le rapport de chacun au visible et à l’invisible, à la lumière et à la matière, mais surtout la relation de chacun au monde comme à sa propre image. Aujourd’hui peuton toujours considérer que les arts dans leur ensemble, et la peinture en premier lieu – il ne faut pas oublier que Daguerre est à l’origine peintre et décorateur de théâtre –, s’en trouvent toujours bouleversés. La photographie n’a pas simplement remis en cause la puissance et la précision descriptives que la peinture possédait auparavant, elle lui a également ouvert un champ de possible où elle peut venir concurrencer la photographie : celui de révéler l’essence constitutive des choses, de matérialiser les couches superposées à l’infini que possède chaque corps dans la nature. Car, en se saisissant des spectres invisibles, le daguerréotype fait «tomber par la Forme» ces corps élémentaires dans le champ du visible. L’œuvre de Thomas Fougeirol, en particulier dans la série des Collapsing Fields, en est l’exemple parfait, tant chaque tableau semble y surprendre, y détacher, y retenir une couche spectrale, afin de mieux la métamorphoser en un événement saisissable et perceptible.
Mais allons plus avant, et reprenons le fil de la pensée de Louis Lambert selon Balzac : «I. Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et par le Nombre. II. Le Mouvement est en quelque sorte le Nombre agissant. III. Le Mouvement est le produit d’une force engendrée par la Parole et par une résistance qui est la Matière. Sans la résistance, le Mouvement aurait été sans résultat, son action eût été infinie. […] IV. Le Mouvement, en raison de la résistance, produit une combinaison qui est la vie […]»
Chez Thomas Fougeirol, la peinture peut être parfaitement définie selon cette combinaison entre la force engendrée par la parole de l’artiste, son geste, son mouvement fondateur, et la résistance de la matière picturale elle-même. Si ce n’est que Thomas Fougeirol dans son œuvre fait rejoindre les deux parties du texte : la matière picturale proprement dite n’est pas envisagée ici comme une masse, mais comme des couches successives aussi souples et élastiques qu’une peau, aussi denses et nervurées qu’un épiderme, et résistantes au mouvement, à la force du peintre. Fondé tout à la fois sur l’héliographie et sur la dermographie, chaque tableau de l’artiste en est dès lors qu’une occurrence sans cesse renouvelée, sans cesse réitérée, et cela jusqu’à l’infini de la lumière, de la vie, de l’espace et du temps. À nous, comme Balzac chez le daguerréotypeur, d’en saisir l’«admirable», d’en être «ébaubi par la perfection avec laquelle agit la lumière» tout comme «les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme». Autrement dit l’expression même de la «peinture à partir de la photographie»…
(Marc Donnadieu, Conservateur en chef au Musée de l’Elysée, Lausanne, Suisse)