La musique retentit dans l'atelier - gymnopédie de Satie ou rengaine pop, selon l'humeur - une jeune silhouette solidement campée devant le large chevalet s'active en passant de l'une à l'autre des trois grandes feuilles disposées là. De son écriture cursive, Anton Hirschfeld maille des listes de noms, proches et amis, en colonnes processionnelles pour former la trame inattendue de ses œuvres. C'est ce prélude immuable dont Nancy Huston saisit l'essence : « Liens. Cordes. Fils qui nous relient. Tissage d'âme. Il s'agit de ne jamais perdre le fil, ne jamais rompre le lien. Le tissu des rapports à autrui, symbolisé par leurs noms, est le basso continuo de notre existence. ». Comme si Anton faisait lit des siens pour y coucher sa peinture. Comme si le pastel, l'acrylique ou l'encre - et la composition toute entière formant la chaîne de ce canevas – comme si tout s'ordonnançait selon ces liens secrets et la cadence de la musique. Et le miracle s'accomplit avec une évidence déconcertante. À l'observer, il semblerait même, comme pour l'illustre Pablo, qu'Anton ne cherche pas, mais trouve.
Ainsi, même des œuvres inspirées de photographies de New York se transforment en défis. Défi chromatique, défi plastique, défi rythmique, défi stylistique. New York n'est plus New York, il est davantage. La cacophonie de Manhattan est rendue à sa substance, à sa spatialité, pour ainsi dire révélée par des couleurs et des contours nouveaux.
Les sensations sont là, vibrantes comme la lumière, radicales dans leur tracé, mélodieuses par leur palette. Baudelaire écrivait à ce propos : « La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de regarder d’assez loin pour n’en comprendre ni le sujet ni les lignes. S’il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs ».
Anton Hirschfeld traite avec la même amplitude tous les sujets qu'il aborde, au point qu'abstraction et figuration entrent littéralement en fusion. Et s'il ne semble, au fond, intéressé que par les prodigieuses possibilités de la forme, cette dernière ne serait rien sans l'énergie qui la parcourt et la trame qui la sous-tend. Au point que, parfois, les noms ourlés à la surface de la feuille affleurent dans la transparence d'une couleur. Comme pour nous rappeler d'où sourd cette source inextinguible. Précisément de là, du côté de l'indicible, du côté de l'inexplicable auquel l'artiste se soumet, et nous soumet avec lui.
Puisque rien - dans une existence qui a tant peiné à l'extraire de sa chrysalide - ne prédisposait ce jeune homme de 26 ans à nous apprendre que l'art n'est pas seulement le chemin, il est aussi l'origine et le but.