La Galerie Les filles du calvaire a le plaisir d’annoncer l’exposition personnelle de Laura Henno, M’Tsamboro. Après son exposition remarquée lors de la dernière édition des Rencontres d’Arles, elle présente à la galerie l’ensemble de son travail réalisé aux Comores.
Dans le prolongement de ses projets réalisés à La Réunion, Laura Henno commence en 2009 à travailler sur l’archipel voisin des Comores, épicentre régional des phénomènes de migration. Alors qu’elle se focalisait jusque-là sur la représentation de jeunes impliqués dans des phénomènes de « marronnage », terme désignant les fugues des esclaves aujourd’hui repris pour qualifier les stratégies de fuite des migrants, elle se concentre ici sur le paysage de la migration et sur la vie des passeurs. Le titre de sa nouvelle exposition à la Galerie les filles du calvaire, « M’Tsamboro », se réfère ainsi à un îlot inhabité de l’archipel des Comores sur lequel des passeurs peu scrupuleux débarquent les migrants qu’ils trompent, espérant de leur côté être arrivés à Mayotte. Ce piège insulaire devient alors le lieu des premières désillusions pour ces comoriens en exil, contraints de se cacher de la police aux frontières et de ses chiens. A travers plusieurs nouvelles pièces ainsi que le film Koropa, qui a reçu de nombreux prix, « M’Tsamboro » multiplie les perspectives sur ce territoire contrasté, à la fois illusoire et bien concret, livrées dans un réalisme poétique, mais jamais idéalisé.
L’installation M’Tsamboro, triptyque projeté sur un seul écran, place le visiteur face aux destins croisés de plusieurs enfants de la même famille, que l’artiste suit depuis quatre ans, tous formés au métier de passeur. A la barre de leur embarcation, ils sont ramenés à une innocence infantile (repérable au décalcomanie de l’un, au cartable de l’autre, à leurs pagaies customisées en rose), qu’ils sont néanmoins en passe de perdre. Figés dans une posture héroïque (Eli baigné dans une lumière auratique, captée à contrejour) ou, au contraire, confrontés aux dures réalités du métier (Nasser malade, Mokatir les pieds gonflés), ils incarnent la condition tragique d’une humanité à la dérive, exposée à tous les dangers. Placé à contresens de la trajectoire du bateau, dans le silence, le spectateur assiste à l’errance infinie de ces pilotes précoces qui semblent sans cesse revenir à leur point de départ. Emancipées de la forme narrative, les images de Laura Henno se prêtent ici d’autant mieux au jeu des interprétations : les enfants peuvent à la fois être à l’entraînement ou camper le rôle de prisonniers incapables de s’échapper de l’île, les doutes dans leurs yeux renvoyant à des horizons inatteignables, ici symbolisés par l’île de M’Tsamboro, qui apparaît en fond, flottante et instable. Cette pièce s’apprécie dans une continuité directe avec le film Koropa, qui décrit lui la transmission du métier de passeur entre Ben et Patron, douze ans, dont elle adopte le même point de vue. Bien que la forme sèche installe une certaine distance, la frontalité du cadrage traduit sans fard la violence de la situation, celle d’un enfant à qui l’on demande de grandir trop vite, d’emprunter des voies illégales où il risque sa vie.
Les appels et sifflements qui résonnent dans toute l’exposition sont issus du film Djo qui fait retour à la question du marronnage en se focalisant sur la figure du chien. Originellement importé par les Occidentaux pour chasser les « negmarrons », désormais utilisé par la police pour trouver les migrants, l’animal a notamment été adopté par les Mahorais pour protéger leurs terres. Le film se présente sous la forme d’une fable atemporelle, dans laquelle Smogi raconte l’histoire de Djo, le berger des Mangroves qu’il a recueilli et sauvé, avant qu’il ne regagne les hauts de Mayotte pour n’en redescendre qu’à la saison des pluies.
A travers ces démonstrations de liberté, dont l’ensemble constitue un vibrant plaidoyer pour une vision animiste, où chien et homme feraient jeu égal, Laura Henno revitalise les croyances des Comoriens en un monde invisible, au sein d’une culture où le recours à la magie adoucit l’âpreté du réel. L’exposition est enfin complétée par des photos réalisées dans le même temps que les films, ainsi qu’une nouvelle installation, pour laquelle Laura Henno a suivi un groupe de jeunes Mahorais et de Comoriens sans papiers, intitulée Ge ouryao ! (« Pourquoi t’as peur ! », interjection courante devenue leitmotiv dans le dialogue entre l’artiste et ces derniers). Ces « Negmarrons » contemporains, vivant en collectif dans un banga, une case de fortune bâtie sur la plage, font aussi communauté avec leurs chiens, à la fois animaux de compagnie, moyens de défense et armes d’attaque. Déconstruite et distribuée dans l’espace, l’installation reproduit la forme d’une géographie éclatée qui reflète les vies d’errance qui y prennent place : à la croisée des territoires, l’image traduit leur façon d’être relégués en périphérie de la société, à la lisière de la ville ou sur les rives de l’île. Cet espace marginal, lieu d’une clandestinité forcée, est de ce fait devenu le foyer d’une résistance active, dont les dernières révoltes sur l’île de Mayotte sont l’expression brute.
Avec « M’Tsamboro », Laura Henno alimente un imaginaire mystérieux comme un lieu exutoire, pour un exil poétique. Sans prosélytisme, ni position militante, Laura Henno ouvre avec cette exposition un espace de réflexion, de projection et d’évasion, où la fiction ménage un accès au réel. Les rêves d’enfants, les croyances vernaculaires, les récits de vie ou les fantasmes de migrants constituent en effet autant de constructions narratives par lesquelles sensibiliser à des situations concrètes et alors le spectateur à former son propre jugement, à constituer sa propre vision de l’homme errant à l’heure des migrations globalisées.