Tu ne peux le comprendre et ta bouche blasphème : Porte moins haut l'audace et connais-toi toi-même !
(Auguste Lacaussade)
Il y a des mises en scène qui laissent pour toujours le souvenir d'un état de grâce dans le cœur du spectateur. Celle de Xavier Marchand se place avec bonheur dans cette liste. Entre narrations, dialogues et monologues intérieurs, son adaptation théâtrale du Ponce Pilate de Roger Caillois, transpose et transporte l'histoire du jugement de Jésus Christ par le préfet de Judée.
Au milieu de la scène plongée dans la pénombre, une plus petite scène dont les rideaux gris perle s'ouvrent et font jour sur un espace-temps intimiste, moderne et lointain. Une fenêtre bleutée sur l'ère judéo-chrétienne à observer d'un point de vue du présent, introduite par des marionnettes en costumes d'époque et des comédiens en habits de tous les jours qui ont pris place sur et derrière un comptoir scénique.
Saisi et nuancé par les lumières froides intrigantes et révélatrices des projecteurs, le jeu de balance opéré entre les comédiens et les marionnettes hypnotise. On y voit des comédiens à la portée de leurs marionnettes et des personnages manipulés par les comédiens. On s'enquiert du regard de l'acteur porté sur son propre personnage et on s'émeut de celui de façade de la marionnette qui provoque l'action.
On entend la profondeur de la langue dans le chœur des voix commentatrices et dans les soliloques incantatoires amplifiés, on perçoit la pluralité des discours dans les accents vibrants. On écoute les interventions avisées, calculées, les prises de paroles bouleversées, oniriques, transcendées, qui font écho sous le masque des pensées de Ponce Pilate et résonnent en notre propre cogito.
Bercés par une musique au carrefour des identités d'Orient, le poids religieux, l'ancrage culturel juif territorial et l'émergence de la figure de Jésus porté par ses disciples sont confrontés à la stature politique, morale et stoïcienne du Romain colonisateur.
Pourtant c'est bien Ponce Pilate qui semble pris en otage d'enjeux qui le dépassent et le secouent de l'intérieur. Tourmenté en son âme et conscience, il veille cependant sans relâche à maintenir sa posture de procurateur, drapé dans une toge bleu ciel reliant la tête à la main orchestrale qui rythme les prises de paroles.
C'est ainsi qu'il fait face, tour à tour (ici dans le désordre), dans une déclinaison de couleurs fondues dans le décor, au Grand prêtre Caïphe vêtu de sa mitre, accompagné par Hanne ; représentants autoritaristes du Sanhédrin, à Ménénius son bras-droit romain vêtu de beige, partisan du sacrifice d'un homme "pour le salut d'un peuple", au centurion au casque à plumes pourpres, à Jésus étranger sur la terre, tantôt immaculé tantôt affublé d'une cape rouge, à Judas l'épileptique mystique en pantalon et bonnet de toile, à sa compagne Procula émanant de la nuit dans ses voiles gris pour lui faire part de son rêve, à la foule aux maints visages que la violence galvanise...
Cette suite d'échanges, comme autant de facettes d'un procès, atteint son climax lors de sa longue soirée, illuminée par les lucioles, en tête à tête avec Mardouk, son ami cynique et clairvoyant à la croissante corpulence et rougeoyante opulence. Elle clôt le cycle des réquisitoires et plaidoyers et ouvre sur la décision fatale de Ponce Pilate, au travers de ces mots prononcés par Mardouk :
"Qui peut savoir d'avance quelle bifurcation est décisive ? Prenez-garde, peut-être est-ce vous qui vous trouvez à l'un de ces carrefours secrets où un acteur aveugle, négligeant ou distrait, oriente pour longtemps le destin de l'Humanité tout entière..."
Ponce Pilate, libre-arbitre ou juge forcé ? acteur ou marionnette du destin de cette Histoire ? Telle n'est pas l'unique question. Et c'est là tout le charme.
Pour ceux qui ne l’ont pas vu et pour ceux qui voudraient le revoir, le spectacle reprend sa tournée en 2019 :
Ponce Pilate, l’histoire qui bifurque
Adaptation et mise en scène Xavier Marchand
D’après le roman de Roger Caillois © Editions Gallimard
Avec Noël Casale, Gustavo Frigerio, Guillaume Michelet, Sylvain Blanchard, Mirjam Ellenbroek
Marionnettes Paulo Duarte
Scénographie Julie Maret
Création vidéo Jérémie Terris
Costumes Manon Gesbert & Célia Bardoux
Lumière Julia Grand
Assistante à la mise en scène Olivia Burton
Régie générale Julien Frenois
Musique : Yom / extrait de l'album Le Silence de l’Exode (Buda musique, 2014)
Compagnie Lanicolacheur