La Galerie Marian Goodman à Paris est heureuse de présenter une exposition consacrée à Chantal Akerman. En présentant deux installations vidéo dont la réalisation est distante de plusieurs années, l’une de jeunesse et l’autre de maturité, cette exposition offre une approche inédite de son œuvre, son univers, ses questionnements et ses engagements.
La visite s’ouvre sur une projection en noir et blanc intitulée In the Mirror (1971-2007). Cette œuvre a été créée à partir d’une scène extraite du court-métrage L’enfant aimé ou je joue à être une femme mariée de 1971. Ce deuxième film d’Akerman réalisé après l’explosif Saute ma ville en 1968, met en scène trois personnages féminins, une jeune mère, sa fille et une confidente interprétée par Chantal Akerman elle-même.
« C’est un film qui ne m’a jamais satisfaite. J’y appliquais des idées très abstraites sur le refus du montage en tant que manipulation du spectateur, sans tenir compte du fait qu’opter pour la formule du plan-séquence, c’est très joli, mais il faut préparer, chronométrer terriblement ce genre de plan. Moi, j’avais laissé faire cela n’avait rien donné ».
Conçue en 2007, In the Mirror reprend la scène montrant le personnage de la jeune mère interprétée par Claire Wauthion quasi nue devant un miroir qui porte un regard scrutateur sur son propre corps en le commentant à haute voix. Malgré la présence de corps dénudés dans le cinéma d’Akerman, une ambiguïté plane toujours à l’endroit de la sensualité (par exemple aussi dans Je, tu, il, elle (1975) ; Les Rendez-vous d’Anna (1978) ; La Captive (1999) ou La Folie Almayer (2011)). Les corps ont souvent quelque chose d’hiératique, voire de désincarné, alors qu’il s’agit d’un cinéma que le spectateur expérimente physiquement, notamment par la durée.
In the Mirror met en tension un rapport à la fois intime et distancié au corps qui confine à sa réification. Le temps de cette scène – 14 minutes et 21 secondes –plusieurs thématiques qui hantent toute l’œuvre d’Akerman sont déjà perceptibles : l’intime transcendé jusqu’à l’universel (« Si ça m’intéresse, ça pourra certainement en intéresser d’autres » disait-elle dans le documentaire I don’t belong anywhere, le cinéma de Chantal Akerman par Marianne Lambert), la frontalité et le parallélisme entre les corps et les espaces, la claustration domestique et l’ouverture infinie du champ par l’usage du traveling, la précision du cadre, la suggestion et l’ellipse, la temporalité.
L’image joue ici sur sa démultiplication : le reflet du corps dans le miroir, le plan, la frontalité du dispositif et enfin ce que le spectateur projette lui-même, debout face à cette femme qui lui tourne le dos mais dont il voit le reflet. Cette diffraction de l’image est présente dans chacune des installations vidéo de Chantal Akerman, comme une façon d’opérer un méta-montage, ou un montage qui ne serait plus seulement temporel mais aussi spatial. D’ailleurs, ses installations ont toutes été créées en collaboration étroite avec la monteuse Claire Atherton. La forme de l’installation vidéo a permis à Akerman d’expérimenter autrement la question des perceptions du temps et de l’espace, préoccupations centrales dans son œuvre cinématographique. Au sous-sol, NOW (2015) sera montrée pour la première fois en France. Cette installation vidéo immersive a été conçue pour la Biennale de Venise en 2015. « NOW est née d’abord par le son.
Chantal disait qu’elle voulait qu’on éprouve la peur, la guerre, la fuite, la catastrophe imminente par l’enchevêtrement de bandes sonores dans l’espace. Elle voulait qu’on vive le chaos, qu’on ressente à quel point notre monde est détraqué par la violence. »
Le visiteur est pris entre les sons et le rythme haletant des travelings qui se déploient sur cinq écrans suspendus tandis que deux projections au sol le rendent mouvant et vibrant. Le dispositif disloque les espaces d’art et de cinéma et propose une architecture du montage engageant le visiteur dans le nomadisme propre à Akerman qui voit dans les paysages « (…) l’idée que la terre qu’on possède est toujours signe de barbarie et de sang, et que la terre qu’on traverse et qu’on ne prend pas fait penser au livre ». Entre les genres du documentaire et de la fiction, ces scènes d’espaces explorés évoquent l’expérience de l’exil à travers une bande sonore polyphonique où se noie notamment une présence poétique et politique de l’être humain. L’installation NOW ne suggère aucun début et aucune fin, elle se donne à vivre comme une crise au présent.
Moi je veux montrer la route, les endroits où sont enterrés les corps. Il vaut mieux évoquer, cela pénètre mieux et en toi et dans le spectateur. Les images littérales finissent par ne plus émouvoir, il faut passer par un autre chemin, pour que les gens en face puissent exister et ressentir, dans un vrai face à face avec les images.