Mitch Epstein compte parmi les photographes américains les plus importants de sa génération. Cinq ans après son exposition American Power à la Fondation Cartier Bresson il revient à Paris, à la galerie Les filles du calvaire, avec une trilogie d’ampleur présentée pour la première fois en France : New York Trees, Rocks & Clouds.
Le rapport que l’homme entretient avec son milieu, ses semblables et sa modernité constituent la trame d’un grand récit mené depuis plus de quarante ans par Mitch Epstein, tant aux Etats-Unis, qu’en Europe, en Inde et au Viêt Nam. Commencée dans les années 70 par l’observation de la culture américaine et de ses paysages, la série Recreation envisageait la façon dont les américains occupaient leur temps libre, dans un traitement libre de tout jugement critique ou didactique. S’en suit alors un travail photographique reprenant, toujours en couleur, ces différents thèmes : The City (1995-98) et la relation ténue entre espace public et privé, Family Business (2000-02) et la réalité plus nuancée du rêve américain qu’il documente à travers la fermeture du commerce de son père. Plus tard, avec le vaste projet American Power (2003-08) salué par le Prix Pictet, Mitch Epstein entreprendra cette fois de mesurer l’impact de la production énergétique sur les modes de vie et son empreinte laissée sur le paysage. Posture rare chez ses contemporains américains, il développe une critique politique en questionnant les symboles du concept d’américanité et en observant l’impact des enjeux économiques sur la société et l’environnement. Ses expériences à l’étranger sont autant d’occasions d’exporter les problématiques observées en occident. En Inde où il vécut et réalisa des films avec sa première femme indienne dans les années 80, il compose des images hors de tout exotisme, inspirées par le quotidien et l’intime qu’il vit directement. Avec le Viet Nam (1993-95), dont les images sont rassemblées dans une superbe monographie , il nous offre le poignant aperçu d’une modernité imposée. Ce thème, comme celui d’une partition, donne à son travail une remarquable constance.
Avec ces trois derniers corpus présentés à la galerie, Mitch Epstein poursuit et déplace ses recherches vers un inventaire de motifs, fruit d’un long travail de repérage. Une fois inventoriés, ces portions de nature résonnent avec une conception originale du paysage: il ne s’agit pas seulement d’objets isolés formellement mais d’un témoignage manifeste de la relation entre l’homme et la nature. En effet, lorsqu’il saisit le ciel tourbillonnant au-dessus du verre et du béton, ou la ramure tortueuse d’un arbre se déployant en ville, Mitch Epstein interroge surtout l’étendue de la conquête de l’homme sur la nature et leurs tentatives de cohabitation.
"Mes rochers et nuages, comme mes arbres dans New York Arbor, existent photographiquement dans leur relation à l’entreprise humaine. Je ne suis pas un photographe de la nature. Ce qui m’intéresse c’est l’inextricabilité de la société humaine et de la nature".
Dans les années 70, et plus d’un siècle après la création de Central Park par le paysagiste Frederick Law Olmsted, l’artiste américain Robert Smithson concentre sa réflexion sur la confrontation de la nature à l’urbanité, y voyant là une possible « earth sculpture ». Nous appelant à imaginer « Central Park il y a un million d’années », il souligne combien « l’œil de l’appareil photo remet en question la notion de parc comme entité statique […] terrain de rencontre du hasard et de la nécessité ». Ce hasard naturel et cette nécessité urbaine forment une énergie qui n’échappe pas non plus à Mitch Epstein. Bien qu’il place son regard sur ce créneau de contradictions, ces photographies transcendent la simple opposition entre nature et culture en laissant le choc du sublime intervenir ou non. Au-delà de Central Park, c’est la ville entière de New York et ses Boroughs qui devient le terrain d’une réelle entreprise de cartographie, scandée par les trois motifs. L’efficacité du noir et blanc (nouveau dans son travail), tout comme l’infinité des gris, accentuent la vigueur formelle et insoupçonnée des motifs choisis : les mers de nuages, le branchage audacieux des arbres ou les strates anarchiques de la roche. En éteignant partiellement les couleurs de la ville, Mitch Epstein concentre notre regard sur l’essentiel. En choisissant le ciel, la roche et les arbres il mêle à son ambition documentaire certains effets du pittoresque, remettant en jeu ses éléments traditionnels. Son modèle esthétique, soutenu par ce traitement, se base sur une approche contemplative du temps qui combine dans une même image des temporalités différentes. La série New York Abor, menée entre 2011 et 2012, offre une galerie de portraits des arbres peuplant la ville. Ces gardiens silencieux, souvent multiséculaires et pourtant oubliés, sont assurément les observateurs privilégiés de l’expansion urbaine et des générations humaines se succédant pour la faire vivre. Ici, l’échelle géologique, infinie et patiente, rappelle la toute jeunesse de l’homme.
Avec sa dernière série Rocks and Clouds (2014 – 205), l’artiste continue ses recherches new-yorkaises en cartographiant les rochers et en reconnaissant chez eux, bien que fortuites, leurs évidentes qualités sculpturales. Ces mêmes qualités qu’Olmsted avait exploitées un siècle et demi plus tôt en utilisant la pierre comme le témoignage d’un passé insondable. Au contact de ses traces historiques, déplacées et mises en scène depuis les amérindiens, Epstein nous révèle ainsi le façonnage humain et la manipulation du paysage.
"J’ai choisi les nuages comme une opposition aux rochers. Je pensais confronter le temps ancien et le temps contemporain"
Epstein reconnait dans l’imprévisibilité et la fugacité des nuages, le pouvoir d’élargir son champ méditatif sur une observation plus proche de l’expérience, plus ancrée dans le présent. En levant son objectif vers le ciel en mouvement et tout en l’opposant au hiératisme moderne de l’architecture, il retourne ainsi son étude vers un instant vécu. A la manière d’un chercheur, Mitch Epstein extrait du ciel et des corps organiques, peu bavards, une matière indicielle. En somme, cette trilogie constitue une exceptionnelle étude documentaire, non seulement sur le paysage New-Yorkais mais aussi sur l’histoire entretenue par les hommes dans leurs désirs d’appropriation de la nature.