A chaque époque, les femmes ont eu un rôle social remarquable, même dans les périodes que l’on considère plus « sombres » et dans les civilisations qu’on considère moins démocratiques : les femmes sont le pivot autour duquel la famille se regroupe et autour duquel elle construit sa place et son pouvoir social.
Elles ont toujours représenté la possibilité d’établir des alliances politiques favorables et solides : dès le Moyen-Âge les filles qui n’avaient pas la perspective du mariage devenaient une sorte de donation aux couvents, qui les accueillaient et bénéficiaient de leurs biens et de l’argent de leur famille. C’était une pratique commune, qui a duré pendant des siècles (comme en témoigne le personnage de la Monaca di Monza des « Promessi Sposi » d’Alessandro Manzoni ou l’ « Abbesse de Castro » de Stendhal), cela nous indiquant que les familles nobles ou très riches en avaient des avantages en tant que contrôle soit sur l’église, soit sur le territoire géré par les abbayes.
C’est le cas des trois monastères féminins de Parme : au XIII siècle, particulièrement fécond et vif pour la ville, les couvents de St Uldaric, de St Quintin et de St Paul comptaient chacun beaucoup de religieuses et payaient des impôts très élevés ; à ce moment-là commencent à se déterminer nettement les liens de pouvoir des différentes familles de Parme entre elles et aves celles des autres Communes et États, ainsi on voit comme, entre le XIV siècle et le début du XV, le premier couvent est presque toujours dominé par la famille Carissimi, le deuxième par les Sanvitale et le dernier est strictement lié aux familles de l’entourage des Rossi, comme par exemple les Bergonzi.
Giovanna (sa mère Agnese appartenait à la famille des Bergonzi de Parme), devenue abbesse en 1507, succéda à Cecilia puis Orsina Bergonzi et continua les travaux de restructuration qu’elles avaient commencés au couvent de Saint Paul (un mur et un cloître pour protéger l’intimité des religieuses et pour les tenir à l’abri des influences politiques extérieures). Mais Giovanna, beaucoup plus que ses aïeules, voulait montrer quel était son pouvoir au couvent et son rôle culturel et spirituel: elle renvoya les anciens administrateurs du monastère en les accusant d’en avoir gaspillé les biens à leur propre avantage et lutta pour maintenir des privilèges accordés de façon plus ou moins officielle à ce couvent : ici toutes les moines n’étaient pas obligées de porter l’habit de leur ordre (le respect des règles en général et la discipline étaient assez libres et superficiels), les Abbesses étaient élues à vie et portaient même des vêtements précieux qui soulignaient leur rôle social, puisqu’elles étaient plutôt des « managers » d’entreprise, ayant des pouvoirs juridictionnels et économiques. En outre, Giovanna voulut un nouvel appartement privé à l’intérieur du monastère pour pouvoir aussi étudier et recevoir ses amis humanistes, hommes savants et cultivés, avec lesquels elle avait connu les nouvelles idées philosophiques de l’époque, y compris le néoplatonisme de Marsile Ficin.
Pour décorer les deux chambres principales de sa résidence elle appela Alessandro Araldi, très renommé et qui avait déjà travaillé à Parme et au couvent même, mais pour la salle la plus intime, celle dédiée à ses études, elle voulut quelque chose d’autre, quelque chose qui pouvait mieux représenter sa pensée et ses idées : elle voulut ainsi Antonio Allegri, dit le Corrège, qui arriva à Parme en 1518-19 et créa ici un de ses chefs-d’œuvre les plus extraordinaires.
Les deux artistes se trouvèrent à décorer un lieu qui avait encore une structure gothique, ils choisirent pourtant des solutions tout à fait différentes pour représenter symboliquement des thèmes moralisateurs, pour que les religieuses arrivent à la sainteté, et d’autres qui devaient quand-même témoigner du rôle de guide de l’Abbesse et de son pouvoir indépendant. Araldi, en 1514, adopta une décoration plus figée, des scènes encadrées dans des ronds et des carrés dorés, reliés par des grotesques en grisaille sur fond bleu foncé, qui aboutissent au sommet à une sorte de balustrade, d’où se penchent des putti musiciens, motif ce dernier repris de la Chambre des Epoux du Palais Ducal de Mantoue. Le tout très à la mode, mais Corrège, lui, seulement cinq ou six années plus tard, se décida, pour une iconographie absolument nouvelle, qui voulait couper avec la tradition et avec les derniers reflets du Moyen Âge : désireux d’étendre l’espace clos de la pièce (comme il fera à la même époque pour la coupole de St Jean à Parme) et de la rendre un lieu de plaisance, un hortus conclusus pour la seule Abbesse et ses pensées philosophiques et culturelles, il peignit un berceau soutenu par un treillis qui cache les nervures gotiques du plafond de la salle, il l’entrelaça par de riches rubans rosés aux nuances pêche, d’où pendent des corbeilles de fruits frais. Dans le feuillage touffu, des ovés s’ouvrent où l’on peut entrevoir des putti qui se préparent ou qui reviennent de la chasse : en provoquant une joyeuse sarabande, ils se penchent vers la cheminée en bas, sur laquelle Diane conduit son char en vitesse, déesse de la chasse, mais aussi symbole de chasteté. Son diadème au croissant de lune, retenu par une perle, nous laisse comprendre qu’il s’agit d’une allégorie de l’Abbesse Giovanna, dont les armoiries (représentées au sommet de la salle où se croisent les nervures du treillis et les rubans) montrent trois croissants de lune. Diane, avec le carquois aux flèches sur son dos, traîne un drap bleu qui représente le ciel et qui harmonise toute la scène sur la superficie plate de la cheminée.
A la base du berceau, des lunettes en grisaille, contournées par de petits coquillages, encadrent des figures et des scènes mythologiques. Le clair-obscur reçoit sa lumière d’en bas, comme si un feu était allumé au centre de la pièce : peut-être la lumière de la culture, de la philosophie ou plutôt une tentative réaliste, à cause des deux grandes fenêtres en bas? La même lumière tamisée frappe la corniche (qui sépare les parois blanches, couvertes à l’époque par des tapisseries), où s’alternent des chapiteaux à tête de bélier, qui soutiennent les lunettes, et des objets quotidiens (des cruches, des assiettes, une hache, une bouteille…) retenus délicatement par un voile.
Les critiques ne sont pas d’accord sur l’interprétation de cette « chambre » : certains pensent qu’il n’y a pas de signification précise et uniforme dans l’iconographie créée par Corrège, certains croient à un discours homogène, même si avec des différences relativement à quelques figures, objets, personnages… Mais comment croire qu’un tel artiste n’avait aucune idée unitaire à développer ? Difficile à comprendre pour nous peut-être, faute de témoignages directs, mais toutes les images semblent indiquer un parcours de recherche qui valorise soit les vertus chrétiennes, soit les vertus laïques proposées par les savants de la culture classique, que la Renaissance avait redécouvert. La vision de Ficin, à laquelle peut-être Corrège et l’Abbesse se sont inspirés, propose les théories platoniques comme préalables à la pensée chrétienne et voit l’homme au centre du monde, avec un rôle presque cosmique et magique, qui relie l’âme humain avec l’âme du monde : grâce à son esprit, il peut déchiffrer les signes et les hiéroglyphes que la réalité lui présente, en devenant ainsi le premier interprète du monde et en comprenant aussi les signes spirituels de la mens infinie qui gère la nature. On ne connaît pas bien la formation de l’artiste, mais on sait que ces théories avaient pris grande place dans la deuxième moitié du XV siècle et étaient bien connues dans les cours raffinées de l’époques et dans les cercles culturels. Quelqu’un a proposé aussi une culture et des théories ésotériques ou alchimiques dans la pensée et l’art de Corrège, donc peut-être les objets et les têtes de bélier, qui ne sont pour nous que des faits quotidiens, peuvent être des symboles à lier à l’interprétation de la nature et à lier aux figures des lunettes, où dominent les quatre éléments et le légendaire Hermès Trismégiste…
On peut essayer d’expliquer chaque détail, ce qui est plus sûr est que Corrège trouva dans l’Abbesse une mécène intelligente, ouverte, cultivée, avec laquelle il établit une correspondance intellectuelle et avec laquelle il partagea une même vision laïque et moderne de la religion, qui s’inspirait de la philosophie de Marsile Ficin et qui unissait la rédemption chrétienne avec la grandeur et la liberté d’esprit de l’homme humaniste.
Il était aussi le temps de la Reforme Protestante, donc on ressentait à cette époque la nécessité d’un changement du point de vue religieux et culturel: l’Abbesse et son peintre exprimèrent ainsi ensemble leur nouvelle recherche spirituelle, qui était peut-être quand-même trop avancée ou révolutionnaire. En effet, la chambre resta cachée à l’intérieur du couvent, dont la fortune dura jusqu’au début du XVI siècle quand, avec la reforme des ordres monastiques, les Abbesses perdirent leurs privilèges et on leur imposa la clôture stricte et la communion des biens. L’Abbesse Giovanna de Piacenza, qui s’était battue contre cette reforme tout au cours de sa vie, dut accepter les nouvelles règles et son monastère de St Paul, qui avait été la réalisation de son rêve renaissance, se renferma pendant quelques siècles, en perdant d’importance et en cachant ainsi à l’intérieur les joyaux d’art qu’une femme remarquable avait voulu et fait naître.
On les redécouvrit à la fin du XVIII siècle, quand l’intérêt pour la culture classique et le « Grand Tour » inspiraient les intellectuels du Nord européen, comme le peintre Anton Raphaël Mengs, qui visita la chambre avec l’artiste parmesan Gaetano Cattani et en fut fasciné. Dès lors les parmesans affectionnent cet endroit et en sont fiers, on l’appelle familièrement la « Camera di San Paolo », mais le grand public ne connaît pas encore assez bien ce lieu unique et plein de charme. Cette « chambre » est une « invitation au voyage » intellectuel : en entrant, il ne faut que se laisser prendre par les fresques et se plonger dans l’atmosphère de rêve spirituel sous le berceau.