Stéphane Chatry a réuni à la Galerie Patricia Dorfmann trois artistes portant un regard fort sur la société contemporaine. Différents par leur parcours, leurs origines, mais réunis par le même idéal humaniste, ils se remettent en question, expérimentent de nouvelles techniques, pour exprimer leur vision des droits de l’homme: Andreï Molodkin présente pour la première fois une sculpture d’acier, Falling Democracy, Baptiste Debombourg expose son dernier travail sur le verre, et Zevs propose une série inédite, Sunset Tokyo series basée sur les couvertures de survie. Cette exposition n’ambitionne pas de changer le monde, de renverser les oppresseurs qui nient les droits de l’homme, mais nous délivre un message essentiel : que les gisements de pétrole et les fonds monétaires s’épuiseront plus vite que le génie humain. Puissent les artistes par leur courage, leur créativité, leur générosité, nous redonner la foi dans la nature humaine et enseigner aux générations futures que tous nos semblables ont droit à la vie, au respect et à la dignité.
Andreï Molodkin, est né en Russie en 1966. Il privilégie les liquides dans son travail de plasticien en leur donnant une dimension inattendue: le pétrole est prisonnier d’un circuit fermé comparable à notre système artériel, tandis que le sang humain circule dans des machines et que l’encre des stylos billes recouvre les murs de fresques monumentales. Comme les fleuves mènent à la mer, les canalisations de Molodkin nous guident toujours vers un message... Un message dérangeant où l’artiste met sa réputation en danger : il critique Poutine sur le sol russe, dénonce les mensonges de Bush et d’Obama au Texas, expose une rosace de «Sang catholique» en Irlande du Nord, installe à Paris un buste de Marianne nourrit du sang d’immigrés à la Galerie Patricia Dorfmann... Jamais complaisant envers les autorités des nations où il expose, il leur démontre que l’oppression n’est pas le propre des dictatures de pays sous-développés, les droits de l’homme sont également bafoués au coeur de Paris ou sur le sol américain. En 2015, comme sous l’Ancien Régime, il existe une élite pour qui les droits ne sont pas les mêmes qu’aux autres niveaux de l’échelle sociale : cette classe privilégiée ne se distingue plus par les titres de noblesse mais par la possession des matières premières qui engendreront le profit. Combien de guerres ont été menées ces dernières années au nom de la démocratie et du respect des droits de l’homme, et dont les véritables enjeux étaient économiques ? La France fière de donner des leçons de civisme au reste du Monde, réserve-t-elle le même accueil aux princes du pétrole qu’aux Musulmans de ses anciennes colonies ?
Baptiste Debombourg, né à Paris en 1978, bouleverse les repères qui différencient la nature de l’artifice, les matériaux d’usage quotidien des objets précieux, la chose utile de l’oeuvre d’art. Son génie transcende les objets qui composent notre vie quotidienne et s'intéresse à leur histoire pour la réécrire, l’emmener vers une épopée fantastique où les sacs plastiques se changent en or, les fenêtres en torrents, les murs en coulées de lave... La force de cet artiste réside aussi dans son éloquence : il parle de ses oeuvres avec tant d’aisance et d’érudition qu’il paraît tout nous en dire alors que l’essentiel demeure caché. Jamais on ne lui arrachera les secrets de cette pierre philosophale qui anime les agrafeuses d’un souffle michelangelesque, fait jaillir des masques cérémoniels de miroirs brisés, creusent les catalogues de vente par correspondance de strates géologiques, ou font renaître de leur rebut des meubles démembrés en se dédoublant comme les têtes de l’Hydre de Lerne... Pour Debombourg, les objets n’ont de sens que par leur rôle dans la vie humaine. Ils ne représentent rien par eux-mêmes, ils ne sont ni bons, ni mauvais, c’est l’usage qu’on en fait qui sert le bien ou le mal...
Un homme qui a le pouvoir de transformer les objets a-t-il le pouvoir de changer le coeur des hommes ? L’artiste reprend des coupes d’armes à feu pour faire de ces machines à tuer des lieux de vie : les canons deviennent couloirs, les crosses des réfectoires, les chargeurs des chambres... Mais, que penser d’une arme devenue plan de prison ou plan de casino ? Faut-il y voir des constructions sociales qui, à l’instar des armes de guerre, sont conçues pour contrôler et tuer ?
ZEVS, né en France en 1977, appartient à la même génération que Baptiste Debombourg mais son parcours est différent. Sa formation s’est faite dans la rue, et son pseudonyme lui vient du nom du train qui faillit le renverser lorsqu’adolescent, il faisait des graffitis dans le RER. Aux adversaires du Street Art, à ceux qui voient dans ce mouvement de simples actes de vandalisme, qui ne connaissent que les pochoirs et des tags, il faut opposer l’oeuvre de Zevs. Pendant une courte période correspondant à ces quinze dernières années, cet artiste a su diversifier ses moyens d’expression et des performances qui ont amené l’art de la rue à un niveau sans précédent. Parmi ses cibles préférées, Zevs s’attaque aux grandes marques commerciales dont il dénonce l’omniprésence dans le paysage urbain et la pression qu’elles exercent sur les gens de la rue, au mépris de toute éthique. Le temps a passé depuis les premières frondes lancées par ce David contre les géants publicitaires. Zevs est aujourd’hui un artiste coté, mais l’artiste n’a jamais renié ses origines. Arrivé à un niveau de reconnaissance qui lui permettrait de systématiser son oeuvre, l’artiste se remet en question pour rappeler que les rues de Paris n’offrent pas seulement au regard de belles architectures, des vitrines attrayantes et des messages publicitaires. Ces rues sont encore au XXIème siècle le refuge de ceux qui n’ont pas de place dans le système social parce qu’ils n’en ont pas dans le système économique. Chez Zevs, la tragédie des laissés pour compte se peint dans une palette arc-en-ciel, qui porte autant le deuil des droits de l’homme que le pétrole de Molodkin ou les traits noirs de Debombourg : l’artiste a photographié des sans-abris avec une caméra thermique qui rend visible le degré de refroidissement du corps humain et dont les couleurs sont proportionnelles aux chances de survie. Utilisant comme support des couvertures de survie qui présentent au public leur surface réfléchissante, il obtient ainsi une série de miroirs où toute la société peut se reconnaître. L’article 2 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme précise : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion... » La couleur distingue ici clairement l’homme de la rue de ses concitoyens.
Une exposition ne peut se dire engagée si elle défend des idées sans les mettre en pratique. C’est ainsi qu’une collaboration s’est mise en place avec L’Itinérant, journal des sans-abris. Sur chaque vente de sérigraphies éditées à partir des oeuvres exposées, une part sera reversée à L’Itinérant afin d’aider les plus démunis.
Marc Soléranski, né à Paris en 1972. Diplômé de Paris IV - Sorbonne (maître ès lettres modernes, maître en Histoire de l'Art et archéologie, licencié d'Histoire) également diplômé de l'Institut d’Études Théâtrales et conférencier agréé par le ministère du tourisme et le ministère de la culture. Il enseigne l'Histoire de l'Art européen, a participé au tome 5 de la «Grande Histoire de l'Art»(Le Figaro collections, 2006) à «L’Hôtel de Lauzun, trésor de l’île Saint-Louis» (Artélia éditions, 2015) écrit pour les sites d'artistes et les galeries d'art contemporain. En tant qu'auteur - metteur en scène, il s'est spécialisé dans les échanges entre l'Histoire et le théâtre, encouragé par le dramaturge anglais Edward Bond, la comédienne Hélène Duc et le chroniqueur André Degaine.