« La contemporanéité est une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances, elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme ». GIorgio Agamben
Qu’ont en commun les peintres Mohamed Ben Slama, Mathieu Boisadan et Raphaëlle Ricol ? Celui de ne pas ignorer d’où ils peignent. Il n’est pas inutile de le préciser à la vue de tant de « propositions » artistiques interchangeables, dont l’égotisme et l’absence de singularité forment le désolant paradoxe. Dans ces oeuvres, l’histoire personnelle et l’observation du monde s’enrichissent l’une l’autre, l’expérience et la mémoire transitent, se transforment et s’organisent en un devenir image.
Les oeuvres introspectives de Mohamed Ben Slama croisent l’histoire biographique et le fait de société. Leur style énigmatique et provocant repose sur une forme de silence, une expression contenue. Dans sa dernière série de tableaux, des groupes de personnages, mi-hommes mi-bêtes, embarquent sur de fragiles pneumatiques colorés dont on ne sait s’ils sont une bouée de sauvetage ou une piscine pour enfants. Le traitement des espaces dépourvu de profondeur apporte un trouble supplémentaire à ces récits de voyages immobiles dont on devine la portée allégorique. Extrayant ses figures d’un fond monochrome noir, l’artiste compose un jeu subtil, précisément réglé, entre les corps et la lumière qui les dévoile et les modèle. La lumière théâtrale fait aussi vibrer ces compositions statiques de moments clés. Il y a par exemple cette main posée sur un homme qui nous tourne le dos, une main que nous n’avions d’abord pas vu oeuvrer dans l’ombre, trop occupés par un fantôme agitant les bras, revenant d’on ne sait quel ailleurs illusoire où l’herbe, dit-on, serait plus verte. Ces images mentales proches de l’apparition ont la persistance d’un rêve insondable.
Après avoir développé un travail marqué par un héritage pictural fort revisitant les effets dramatiques de la grisaille, du clair obscur et de l’empâtement, Mathieu Boisadan, artiste autodidacte, développe un style plus libre dans son approche des sujets et de la composition. Sa démarche procède d’un double désir de confronter sa réalité à celle de l’histoire de la peinture. Son intérêt pour l’histoire contemporaine lui fait construire d’étonnantes visions où la violence des conflits ukrainiens, dont il extrait les clichés dans la presse, est contrebalancée par un traitement chromatique doux, exempt de « couleur locale ». Des réminiscences de ses fréquents voyages en Europe Centrale et de la peinture russe du 19e siècle découverte à Moscou - celle de Mikaïl Nesterov lui donnant envie d’éclaircir sa palette - nourrissent ses oeuvres les plus récentes. En croisant les sources d’inspiration, Mathieu Boisadan décrit une trajectoire imaginaire chargée de réminiscences et ouvrant sur des mondes à la tonalité onirique.
La peinture de Raphaëlle Ricol évolue aussi rapidement que ses humeurs et ses envies. La joie de se laisser surprendre par les devenirs de ses propres tableaux l’entraîne le temps d’une toile dans une suite de défis, une découverte en cascade de mondes qu’elle ne refuse jamais de traverser, par appétit de délivrance. Tout s’ouvre et se fend dans ses tableaux, les corps se livrent à de terribles métamorphoses, comme mus par un impétueux désir de croître, des flux colorés en jaillissent et des membres s’en séparent pour aller voir ailleurs. Des têtes tombent aussi ! On ne s’étonnera donc pas de croiser Lewis Carroll et Barbe Bleue dans ses récents tableaux. Raphaëlle Ricol maquille les apparences ou les met à nu, chahutant les attributs que l’on prête communément à l’homme, la femme, l’enfant et l’animal. Elle s’amuse aussi des jeux de pouvoir qu’elle observe avec l’acuité d’une artiste née sourde. Par énergie sans doute, sa peinture étourdissante et solaire sait se passer d’ironie.
Texte par Marguerite Pilven