Almine Rech Paris a le plaisir d'annoncer sa 12e exposition avec James Turrell, en 3 décennies. Une nouvelle œuvre de lumière de l’artiste, issue de sa série Glassworks en cours depuis 2004, y est présentée.
J’ai toujours voulu créer une lumière semblable à celle que nous voyons dans nos rêves, reproduire la façon dont la lumière s’infiltre à travers nos songes, colore l’atmosphère ou révèle l’aura d’une personne.
(James Turrell)
Un homme occupé à tisonner le bois dans l'âtre peut considérer que son action a pour but d' attiser le feu ; mais il n'en reste néanmoins qu'il est fasciné par ce drame coloré du changement qui se joue sous ses yeux et qu'il y prend part en imagination.
(John Dewey, L’art comme expérience [1934])
Un peu plus d’une heure avant le lever du jour. Les premières lueurs de l’aube n’effacent pas encore les constellations ni le scintillement des lumières terrestres. C’est le moment qu’affectionne James Turrell pour prendre les commandes de l’avion. Contact. Les cadrans s’allument. Aiguilles vertes, témoins rouges ou vert, lampe jaune. La vibration de la machine ébroue la carlingue. Air humide, gouttelettes brillantes dans le faisceau des phares. L’appareil glisse dans l’intimité de la nuit. Les feux de position clignotent paisiblement. Un peu d’altitude, quelques instants et, déjà, vers l’est, une clarté à l’horizon annonce le jour. Une pâleur gris perle, puis une touche de jaune délavé et un blanc à peine bleuté tentent de monter à l’assaut de l’obscurité qui se disloque à peine. Les étoiles encore si vives il y a quelques minutes renoncent à leur chant. Les luisances des instruments de bord sont diluées par l’aurore qui s’affirme. Puis l’ocre du désert rougit peu à peu sous les ailes. Taches brunes, tracés timides des pistes poussiéreuses. Un monde se recompose.
Cette expérience de la durée, de la lumière, de ses couleurs, des modifications subtiles de la perception est le singulier chemin vers nous-même auquel nous invite l’œuvre de Turrell. Un voyage dépouillé qui permet au regardeur, dans le temps silencieux de sa contemplation, d’explorer les transformations que tous ses sens mobilisés par l’installation subissent. Pas d’objet, pas de représentation, pas de symbole, pas de récit. Murs blancs, ombres et lumières, et le regardeur, sa conscience, ses émotions. C’est tout. C’est tout, si l’on peut dire cela d’un poème.
Glassworks
Glassworks : un poème préverbal, antérieur aux mots, qui permet de rester devant l’œuvre comme devant un feu ou une mer dont chaque vague retient le corps alors que l’esprit, détaché désormais de l’analyse, se satisfait d’être inondé par le souffle, la saveur et la scansion colorée d’un rythme originel. Ce n’est pas une œuvre lumineuse, mais l’avènement d’une lumière- matière qui se modifie et dont les glissements épousent les processus mentaux de l’observateur. Celui-ci est confronté à l’évolution simultanée de ses sens qui s’aiguisent peu à peu et à celle des nuances de couleurs dont les variations sont contrôlées par la partition électronique. Les teintes de l’œuvre se propagent et colorent les murs selon les progrès de la composition. La raison, l’attention se relâchent alors et le regardeur baigné dans ce flux s’abandonne à une rêverie intériorisée et créative.
Cette série, longuement préméditée, a bénéficié des avancées techniques que ses interventions sur des monuments lui ont permis de maîtriser. En particulier la conduite informatique d’un programme de variation continue et l’utilisation très fine des diodes électroluminescentes. Depuis plus de vingt ans, invité à intervenir sur des architectures il a transformé l’idée d’éclairage, solution usuelle pour mettre en valeur des architectures, en y substituant une émanation lumineuse, presque auratique, qui se développe électroniquement dans le temps en subtiles variations. La série des Glassworks est issue de ces explorations et ajoute au temps de la perception que Turrell a toujours privilégié, la modulation de la lumière dans la durée, comme mesurée au rythme de notre respiration, sans doute influencé par son intérêt pour la musique et la danse.
Et la vie...
Chacun retire de son enfance puis de ses rencontres, de ses découvertes, de ses aventures le matériau hasardeux de son destin. Parfois de son œuvre. Et il est difficile de dénouer ce qui fut fécond de ce qui fut stérile, ce qui est une cause de ce qui fut négligeable. Et pour James Turrell l’expérience est si riche, si diverse, s’y mêlent si intensément l’intime et le théorique, le privé et le légendaire, le discret et l’immense que l’on ne sait facilement distinguer ce que l’histoire a enrichi ou ce qu’elle fut.
Quelle part eurent les longues et ennuyeuses séances de méditation dans la salle de la communauté quaker de son enfance sur la mise en place de dispositif d’exploration des processus de conscience qui caractérisent la plupart de ses œuvres ?
Ou encore, quel fruit produisit la découverte, alors qu’il était encore adolescent de l’œuvre étrange et anormalement oubliée de Thomas Wilfred, cet artiste magnifique qui au début du XXe siècle réalisa d’extraordinaires abstractions lumineuses développées elles aussi dans le temps, selon un programme mécanique, et dont il vit le travail à la fin des années cinquante au musée d’art moderne de New York ? Il est plus assuré de considérer d’autres épisodes comme constitutifs de sa pensée et de sa démarche. Sa vie d’aviateur émérite, ses missions clandestines dans des conditions météorologiques complexes dans l’Himalaya pour soutenir les révoltes tibétaines ce qui le confronta à des situations d’extrême désorientation optique. Ou encore, dans le cadre d’un programme universitaire consacré aux relations entre art et technologie, ses expériences avec les chercheurs de la Nasa sur les effets de l’accélération sur la conscience des navigants. Et aussi, ses études de psychologie de la perception et de mathématique ou, sans doute, la lecture de livres fameux, Vol de Nuit de Saint Exupéry ou surtout, L’art comme expérience : ce célèbre ouvrage de John Dewey publié en 1934 aux états unis qui impressionna le jeune James Turrell, et avant lui, l’histoire de l’avant- garde américaine. Thomas Hart Benton à l’époque du Federal Art Project, puis John Cage, Pollock, kaprow et bien d’autres qui, comme ceux-ci, influencé ou pas par Dewey firent de l’exploration des sensations mobilisées par l’art et de la co-créativité entre artiste et participants, à des happening par exemple, le ressort de leur démarche esthétique.
Déterminante, commencée en 1966 fut l’exceptionnelle aventure du Mendota Hotel à Ocean Park entre Venice et Santa Monica. Cet ancien hôtel loué et transformé en vaste atelier devint la matrice spatiale et temporelle des inventions lumineuses de James Turrell qui utilisera les douze salles du batiment comme une horloge cosmique dans laquelle il construisit et affirma ses partis pris en réalisant des cycles d’œuvres qui deviendront les manifestes de son travail. Projections, introduction des événements lumineux extérieurs par des ouvertures soigneusement calculées, espaces consacrés au crépuscule, d’autres à la nuit, à l’aurore ou au plein jour. C’est déjà la création d’un environnement global contemplatif dont le moyen est la lumière, une lumière sculptée, formée par l’artiste et qui se transforme lors de son passage physiologique par la rétine en effet psychique, démontrant ainsi que la relation entre sensation et perception est le véritable medium de ses œuvres.
Les espaces du Mendota Hotel avaient été ainsi rendus attentifs aux événements célestes comme le deviendra le Roden Crater, ce volcan repéré d’avion par l’artiste en 1974 et qui est certainement aujourd’hui l’œuvre d’art la plus ambitieuse développée sur notre planète.
La transformation du Roden Crater n'est en effet que la suite des expériences commencées voici 40.000 ans dans les grottes paléolitiques, poursuivies à Borobudur, a Chichén Nitza, à Angkor, ces observatoires essentiels de nous mèmes. C’est ce que l’œil exercé de Gene, le chef Hopi du clan des aigles a vu et compris lorsqu’avec Turrell ils s’allongeaient sous le dôme du ciel, dans la vasque du volcan. Il sut, sans qu’il lui fût nécessaire de prononcer une parole, que James réconciliait dans ce monument, à la fois l’immémorial et le présent, la lumière de nos rêves et celle du cosmos. C’est tout.
(Texte de Jean de Loisy, critique d'art et curateur)