La création de mondes et la clairvoyance puisent dans un désir et convoquent des forces qui cherchent à se projeter dans l'avenir. À l’occasion de l’exposition Clairvoyant, neuf artistes pluridisciplinaires explorent l'histoire, la mémoire et l'expérience féminine personnelle en vue de nous enraciner dans le temps actuel, façonner et céder aux forces en présence.
Derrière les traces lumineuses de Katya Grokhovsky et les références honorifiques à son patrimoine matrilinéaire se cachent une indignation contre le patriarcat et la guerre en Ukraine, ainsi qu’un désir de retour chez soi qui aurait recouvré liberté et sécurité, comme le suggère Yearning, le titre de sa petite peinture sculpturale. La pratique de Grokhovsky englobe à la fois peinture, performance et installation, l’action corporelle étant intégrée dans la matérialité de ses œuvres—à l’instar d’Ayana Evans et d’Orlan. Dans My colonial get-away: fu## it, I ain't budgin, une série de photographies lithographiées sur plexiglas, une œuvre unique fusionnant action abstraite, performance et participation pour exprimer l’expérience des femmes noires, Evans a utilisé son propre corps comme élément d’intervention sur Colonels Row à Governors Island, de manière à la fois discrète, originale et audacieuse (dans tous les sens du terme), exigeant ainsi d’être vue et respectée. Le visage caché et utilisant son corps comme œuvre d'art, Orlan danse avec son ombre dans Corps-sculpture sans visage en mouvement dansant avec son ombre n°6—refusant de suivre les mouvements classiques qu'elle a appris étant enfant, l’œuvre étant un acte de libération et de rébellion. La série d'Evans réalisé en 2019 et l'œuvre historique majeure réalisée d’Orlan datant de 1967 dénoncent et brouillent les frontières sociales de leur époque.
À la croisée de l'émancipation, de la sensation et de l'intuition, l'exposition Clairvoyant imagine une trajectoire temporelle allant de l’ère géologique, au sens littéral - dans les œuvres de Linnéa gad créées à partir de carbonate de calcium provenant de roche calcaire, des débris océaniques accumulés sur des millions d'années pour former une roche sédimentaire - aux coquilles d'huîtres, à un moment ou un souvenir, comme dans le court métrage de Yasmine Huang Anlan intitulé My heart is a bleeding tank, présenté à la Whitney Biennial de 2024: Even better than the real thing, évoquant le désir et l'angoisse des premiers amours adolescents. Comment les concepts de temps nous impactent-ils ? L’accès croissant aux produits de santé reproductive, le développement de l'industrie du bien-être et la science de l'astrologie portent des promesses de contrôle—une combinaison d'injections et d’extractions, de sommeil et de régime alimentaire, de prédiction et de compréhension de nos comportements et de ceux des autres-, et nous bercent dans l’illusion rassurante d'être capables de préserver et d'étendre nos fonctions corporelles et mentales en vue d’atteindre un optimum et de renverser le temps. Cependant, comme le montre les oeuvres de l'exposition, le temps n'est pas linéaire et ne se laisse pas saisir, encore moins contrôler. C’est particulièrement évident dans l’œuvre Hourglass de Bianca Abdi-Boragi, un dessin de style baroque représentant des autoportraits inversés inspirés de la théorie du temps de Gaston Bachelard. « Si l'être n'est conscient de lui-même que dans l'instant présent, comment ne pas réaliser que l'instant présent est le seul moment où nous faisons l’expérience de la réalité ? » écrivait le philosophe français en 1932— en somme, le temps comme succession d'instants fragmentés, ou sans durée, dont la mesure est l'émotion.
Anna-Ting Möller et Katie Hubbell évoluent à la frontière entre le plaisant et le repoussant, créant des œuvres qui « ressemblent à… sans être tout à fait ». Depuis dix ans, Möller cultive un scoby de kombucha qu’elle utilise dans sa pratique sculpturale. Elle le prélève pour enduire ses sculptures ou le cultiver dans des récipients plus petits, développant ainsi une réflexion sur l'adoption, la géopolitique et les relations asymétriques. La matière organique est également centrale dans les œuvres d’Hubbell, qui incrustent différents matériaux dans de la pâte à papier, ses œuvres étant ensuite intitulées selon la description de leurs odeurs, ce qui permet de toucher sensoriellement le spectateur. Ces explorations hybrides évoquent nos réactions face à la croissance et au déclin du monde qui nous entoure. Enfin, Hanae Utamura a été amenée à explorer le domaine du surnaturel après le décès brutal de son mari, le compositeur Robert Phillips. Si vous trouvez le lecteur multimédia, mettez les écouteurs sur vos oreilles, appuyez sur Play, et contemplez les peintures iridescentes d'Utamura en imaginant que Phillips prend sa main et guide ses coups de pinceau—ces œuvres magnifiquement énigmatiques montrent que le lien est essentiel au processus de deuil.
Parfois, ouvrir les yeux veut simplement dire oser être présent dans son propre corps.
(Texte per Anna Mikaela Ekstrand)
Anna Mikaela Ekstrand est une commissaire d’exposition indépendante et critique d'art suédoise/guyanienne basée à New York. Elle s'intéresse aux théories féministes, décoloniales et aux questions sociales. Elle est également rédactrice en chef et fondatrice de Cultbytes, une publication d'art en ligne. Ekstrand est l’une des commissaires de The Immigrant Artist Biennial 2024: Contact zone et a récemment publié : Assuming asymmetries: conversations on curating public art projects of the 1980s and 1990s et Curating beyond the mainstream, chez Sternberg Press. Diplômée d’un master en histoire de l'art et du design du Bard Graduate Center et de l'Université de Stockholm, elle a travaillé comme commissaire d’exposition au Bard Graduate Center, au Metropolitan Museum, au Museum of Arts and Design, ainsi qu’au Solomon R. Guggenheim.