La Galerie de Buci est très fière de pouvoir annoncer sa prochaine exposition consacrée à la photographie analogue contemporaine qui se déroulera du 13 février au 5 mars autour des œuvres de l’artiste londonien Sanges.
À travers la vision de Sanges, ce ne sont pas les courtisans, les chambellans et les écuyers du roi dont les fantômes s’étalent sur les murs mais d’autres apparitions tout aussi mystérieuses. Ici, une femme tenant une ombrelle chevauche un poisson dans l’obscurité, là une autre égérie peu vêtue, mais gantée, semble dialoguer avec un énorme insecte ; plus loin, d’étranges coquillages errent entre l’ombre et la lumière et voguent autour d’une forme indéfinissable, tandis qu’ailleurs un visage nous sourit à travers l’aile d’un papillon, ou d’une libellule, parmi des coraux au pied desquels d’énormes œufs trônent comme gardant le seuil d’un nid inaccessible.
L’artiste a baptisé cette série wunderkamera, ce qui veut dire camera miraculeuse, ou plutôt appareil photo miraculeux, car c’est bien de la « chambre noire » qu’il s’agit. Mais de l’obscurité du procédé photographique, Sanges fait naître un univers lumineux. Non pas la lumière de la nature, toute solaire, mais la clarté de l’esprit qui imagine et révèle les stratifications du rêve et de l’inconscient. Formé par un oncle photographe, « impressionné » dès l’adolescence par le cinéma des commencements et par le mouvement surréaliste, il a gardé de cet itinéraire visuel et cérébral l’attirance pour l’invisible et le goût des images oniriques. Surimpressions, constructions et collages, associations de mondes aperçus et de souvenirs à moitié effacés forment ainsi le matériel de la création de Sanges, ou plutôt son immatériel.
Mais à l’inverse d’une grande partie des adeptes du surréalisme, il n’affiche ni idéologie, ni hostilité provocatrice. La poésie du hasard et l’amour des signes, qui suggèrent autant qu’ils égarent, règne dans ce monde de l’au-delà dont l’atmosphère rappelle certaines photographies spirites de la fin du XIXe siècle Mais les grandes figures du cinéma traversent aussi ce voyage intérieur : le Nosferatu et le Faust de Murnau, Le Vampire de Dreyer ou La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein semblent planer sur ces photographies, comme un regard nostalgique autant qu’empli de fantaisie.
Quelles imprécations énigmatiques habitent cette cathédrale au vitrail flamboyant, alors que se pâme une héroïne dialoguant avec de bizarres créatures ? À quel rite inconnu se prépare cette femme nue, aidée par une domestique, encadrée de cierges aux pieds des montagnes ? Quelle interrogation inquiétante captive cette enfant alors que d’indéchiffrables inscriptions apparaissent au premier plan comme un présage diabolique ? Le spectateur n’obtiendra aucune réponse et l’artiste lui-même, sans doute, n’en connaît pas l’exacte signification. Tout comme dans les emblèmes alchimiques qui ornent la galerie du château et dont l’interprétation reste impossible, l’inconnu oppose à la raison sa séduction irrésistible.
Ici, une sorte de prêtresse verse dans une coupe un nectar dont les émanations enfument la chambre, là un couple sorti d’une scène d’opéra s’agite en vain devant un cadran aux vingtquatre heures dont on n’aperçoit pas les aiguilles. Le temps semble aboli dans cet univers incertain où tout flotte comme la pensée même lorsqu’elle médite ou se perd dans la mémoire. Des silhouettes s’éloignent, dialoguent avec des oiseaux de papier ; un visage se répète et se décompose comme tournant autour de lui-même, image du tournoiement de la vie ; un profil de roi tragique scrute l’obscurité en vain ; d’autres images, encore, ne laissent distinguer aucune scène identifiable, agglomérats de formes dont on ne saurait dire si elles sont cosmiques ou microscopiques, comme ces cellules chères à Odilon Redon inspirées par les travaux du botaniste Armand Clavaux. Un œil nous regarde, peut-être le visage de l’artiste luimême, à travers des plantes tentaculaires, dans un cercle, reflet même de la camera obscure.
Car ces images masquent autant qu’elles révèlent, magie permanente de l’art photographique. Ce n’est donc pas, en effet, la cour du roi, ses fastes et ses lumières, qui peuplent le monde de Sanges, mais une Cour du miracle. Car tout est ici possible dans ce paysage mental où s’abolissent espace et temps au profit d’un seul règne, celui du merveilleux.