En avril 1984, je rendis visite au vénérable Huangtao, un des maîtres éminents du taoïsme Quanzhen du sud. J’avais lu tant de textes anciens, j’avais mis tant d’espoirs et de passion à suivre l’enseignement du maître Huangtao. J’avais avec moi une lettre de recommandation, j’avais subi toute une journée de secousse dans un autocar branlant, j’avais fait l’ascension de la montagne. Je découvris un homme simple et modeste qui paraissait se fondre dans la masse. Un Maître éminent de Qigong, Yan Yin, était venu de Pékin rendre visite au maître Huangtao. Ils burent un thé léger, ils visitèrent ensemble le temple taoïste puis firent une promenade dans la montagne. Rien de plus. J’avais perdu toutes illusions quant à la portée de leur entretien. Cependant, le temps passant, j’ai de plus en plus conscience d’avoir été profondément marqué.
J’en ai gardé un bénéfice spirituel pour ma vie tout entière. Il est dit quelque part : l’aspect réel est sans forme.
En une gorgée je vide mon verre d’eau claire pour arrêter d’écrire des mots… Yang Jie-Chang, catalogue de l’exposition Yang Jie-Chang à la galerie Jeanne Bucher, du 23 avril au 30 mai 1992.
Afin de célébrer 30 années de collaboration avec Yang Jiechang, la galerie est heureuse de présenter l’exposition Dark Writings, en résonance avec la rétrospective majeure intitulée Three Souls and Seven Spirits qui lui est consacrée au Shanghai Minsheng Art Museum, du 6 novembre 2019 au 9 février 2020. La galerie, partenaire de cette exposition, participe également à cette occasion, et pour la première fois, à la West Bund Art & Design Shanghai, du 7 au 10 novembre 2019, avec un dialogue entre les œuvres de Mark Tobey (1890-1976) et de Yang Jiechang (né en 1956).
Deux artistes soutenus par la galerie depuis des années. Deux parcours artistiques « en miroir », entre Orient et Occident. Mark Tobey, originaire du Wisconsin, dont le cheminement artistique est étroitement lié à l’évolution spirituelle. Sa rencontre avec la foi Bahaï, ses voyages en Extrême-Orient et ses contacts avec le Zen sont déterminants dans ses œuvres ainsi que la création de son écriture blanche, White Writing. Cette série, en partie exposée à Shanghai, se fait l’écho de l’exposition Dark Writings de Yang Jiechang à Paris, au même moment, présentant une vingtaine d’œuvres de différentes périodes créatives, emblématiques du parcours de l’artiste. Originaire de Foshan, ville bouddhiste, taoïste et confucianiste de la Chine du Sud, Yang Jie-Chang y vivra jusqu’à la fin de la Révolution Culturelle en 1978. En 1970, il intègre les gardes rouges dont il s’éloigne finalement pour se former à la calligraphie traditionnelle chinoise entre 1974 et 1978, à l’Institut d’art populaire de Foshan puis, à partir de 1978, à l’Académie des Beaux-Arts de Canton, où il acquiert une grande maîtrise de la calligraphie et de la peinture à l’encre. L’année 1982 est marquée par sa rencontre essentielle avec le prêtre Huangtao qui l’initie à la Voie du Tao. Dès ce moment, je pénétrais dans un monde gris et noir . Dès ce moment, il choisit aussi de changer de nom au profit de celui qui signifie « qui demande au ciel ». Yang Jiechang. La voie du Tao est acte de création à part entière, loin de toute idéologie, au profit d’une disponibilité primordiale. L’artiste déclarait en 1991 : J’espère que ma vie quotidienne deviendra de plus en plus une méditation. Voilà pourquoi, lorsque je peins je ne peins pas. Mes tableaux ne sont pas des tableaux. Mon idéal serait de les éloigner de toute trace de peinture.
Son amitié avec le critique d’art Hou Hanrou lui ouvre les portes de l’Occident : en 1989, l’artiste est présenté par Jean-Hubert Martin au sein de l’exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou. Nous avons eu la chance de remarquer Yang Jie-Chang dans la présentation des Magiciens de la Terre dont il nous a paru l’élément le plus troublant dira Jean-François Jaeger qui l’expose, pour la première fois, lors de la FIAC 1989, puis lui consacre une première exposition personnelle à la galerie en 1991. Depuis cette période, la galerie Jeanne Bucher Jaeger l’a présenté dans de nombreuses expositions personnelles et collectives, la dernière en 2016 à l’occasion du 60ème anniversaire de l’artiste, et soutenu dans le cadre d’expositions au sein d’Institutions internationales.
L’oeuvre de Yang Jiechang est en quête avide de ces ouvertures permanentes qui autorisent les zones de contact, les frictions, les débats d’idées, mais jamais dans le nihilisme, la destruction ou l’oppression. Son travail n’est jamais synonyme de pluralisme nivelant et globalisateur, mais plutôt d’énergies constructrices des soulèvements de la pensée par l’image. Accueillir l’œuvre de Yang Jiechang consiste simplement à reconnaître combien l’essentiel de son art se concentre sur une disponibilité radicale et une ouverture permanente à l’inattendu, aux accidents, aux travers du vivant. Cette création permanente observée dans le quotidien le conduit à entrevoir l’art dans ses possibilités d’élargissement mais aussi de rapports de force propres aux prises de risque créatives et aux pratiques de liberté. L’oeuvre de Yang Jiechang n’a rien d’une naïve contemplation aux manifestations du vivant car l’artiste n’hésite jamais à frotter matériellement et formellement ses œuvres aux signes du politique, aux tabous du corps, de l’érotisme ou de la mort. Sans aucune velléité didactique, militante ou voyeuriste, les oeuvres de Yang Jiechang pointent les aberrations comme les potentiels créatifs de nos systèmes collectifs de vie aussi bien en Orient qu’en Occident.
Yang Jiechang débute en 1988 ses Hundred Layers of Ink, série qui durera une dizaine d’années, suivie par une série d’œuvres plus figuratives puis, récemment, par la série de peintures méticuleuses sur soie où Yang Jiechang excelle dans la maitrise de sa technique. Procédant par application et recouvrement de couches successives d’encre noire sur papier Xuan, les oeuvres matérialisent des monochromes denses, stratifiés, aux variations subtiles de lumière selon les qualités d’absorption et de réverbération du papier, selon les densités de superposition de couches d’encre. L’artiste est habité par la conviction profonde qu’une « expression traditionnelle » ne dépend pas d’une forme fixe mais est plutôt engendrée par des actions quotidiennes qui évoluent à l’infini. Au cours de ces trente dernières années, «Le réel est sans forme» semble être le leitmotiv à l’œuvre dans ses créations, qu’elles soient dessin, peinture à l’encre, vidéo, action, sculpture et installation.
L’art de Yang Jiechang est quelque peu idéaliste et même utopique. Il rejette toutes les formes de règles dominantes et normalisées. Mais il n’est en aucun cas nihiliste. Au contraire, il est toujours ancré dans le sol afin de revitaliser indéfiniment la route de la vie elle-même. Prenant la vraie vie comme elle est et l’absorbant comme une part naturelle de son travail, il est un cocktail d’idéalisme, de réalisme et d’utopie, une utopie pragmatique.
Hou Hanru, Towards a World of Poets – Yang Jiechang’s work , catalogue Yang Jie Chang : No-Shadow Kick, Shanghai / Duolun Museum of Modern Art – Tang Contemporary Art, 2008 Depuis 1989, Yang Jiechang vit et travaille entre Paris et Heidelberg en Allemagne et la Chine, et a participé à de nombreuses expositions au sein d’Institutions à travers le monde : Les Magiciens de la terre (Centre Pompidou, Paris, 1989), Chine demain pour hier (France 1990), Silent Energy (MoMA Oxford, 1993), Shenzhen International Ink Biennial (1998, 2000, 2002), Pause - Gwanju Biennial (Corée du Sud, 2002), Zone of Urgency - 50th Venice Biennial (Venise, 2003), the Guangzhou Triennal (Canton, Chine, 2003/2005), La Force de l’Art - 1st Paris Triennial (Paris, 2006), the Liverpool Biennal (Liverpool, 2007), the Istanbul Biennal (Istanbul, 2007), the Moscow Biennial (Moscou, 2009), the French May (Hong Kong, 2001/2015), Ink Art: Past as Present in Contemporary China (Metropolitan Museum of Art, New York, 2014) Carambolages (Grand Palais, Paris, 2016), The Street (MAXXI, Rome, 2018), Art and China after 1989: Theater of the World (Guggenheim Museum, New York/ Bilbao/Museum of Modern Art, San Francisco, 2017-2018).