La galerie Christophe Gaillard est particulièrement heureuse de présenter pour la première fois le travail de Lubos Plny. À cette occasion, les 11 œuvres de l’artiste tchèque côtoieront 11 sculptures de Tetsumi Kudo (dont la première exposition à la galerie remonte à 2013). L’exposition De Humani Corporis questionnera la nature de l’homme et son dépassement.
Sans doute se référer à un traité d'anatomie humaine (De Humani Corporis Fabrica fût rédigé par l’anatomiste Andreas Vesalius au mitan de la seconde moitié du XVIème siècle) peut-il paraître incongru. Mais à y regarder de plus près on reconnaitra chez chacun des deux artistes ici réunis, une même fascination pour la nature humaine, son fonctionnement et son dépassement, une même soif de connaissance, un même optimisme peut-être, et sans doute un même fantasme, celui d’augmenter les capacités de l’homme au-delà des limites assignées par la nature.
Si, à la Renaissance, Léonard de Vinci (reprenant Vitruve) inscrivait l’homme dans les figures géométriques parfaites que sont le cercle et le carré et si, dans la lignée de ce que clamait Protagoras « l’homme est la mesure de toute chose », alors les œuvres de Lubos Plny par son utilisation des formes géométriques, des accumulations de dates et spirales de chiffres (quasi kabbalistiques), inscrivent elles aussi l’homme dans une cosmogonie anatomique et sont l’expression de ce même accord entre l’homme et l’univers. Ces dessins, par-delà leur profonde « vérité » (Lubos Plny a pratiqué lui aussi la dissection à l’instar des grands artistes et scientifiques humanistes du XVème et XVIème siècle) sont aussi l’expression d’un fantasme et un moyen d’accès peut-être à une vérité que la seule observation d’un corps et de ses organes permettrait. Lubos Plny ravive le mythe de l’artiste à la fois poète et scientifique et c’est tout naturellement que son association avec les œuvres de Kudo prend son sens. Et Barbara Safarova de citer Léonard de Vinci : « Toi qui prétends qu’il vaut mieux assister à des dissections que de regarder des dessins, tu serais dans le vrai s’il était possible d’observer sur un seul sujet disséqué tous les détails que ces dessins montrent. »
Formellement, en enserrant dans un réseau arachnéen un crâne, une main, un nez, les fils de laine de l’artiste japonais ne sont pas sans rapport avec l’embrouillamini de lignes se superposant dans les dessins du tchèque dont -curiosité piquante au regard de la fascination de Kudo pour l’électronique- il est à noter que le premier métier fût électrotechnicien ! D’ailleurs la description que Barbara Safarova fait des dessins de Lubos ne pourrait-elle pas s’appliquer aussi aux sculptures de Kudo ? « Parfois, des corps fragmentés s’imbriquent ou se greffent les uns sur les autres et forment alors des structures hybrides énigmatiques, effaçant les frontières entre le masculin et le féminin, entre l’humain et l’animal. »
Mais au-delà de ces ressemblances formelles, c’est dans le sillage de la querelle entre Aristote et Épicure qu’il convient de penser le rapport entre les deux artistes ici présentés : l’être humain a-t-il une nature qu’il conviendrait de respecter ou bien une nature qu’il conviendrait de dépasser ? L’exposition tend ainsi à interroger la nature de ce dépassement induit par les connaissances, le progrès et le fantasme. Autant Lubos Plny pousse dans ses retranchements ultimes l’idée des grecs, qui voyaient dans la nature un logos et dans le cosmos un tout cohérent, intelligible et beau, autant l’œuvre de Kudo parle quant à elle de dystopie, de transhumanisme. Et c’est ce glissement qui nous amène à nous interroger sur l’ambivalence de ce mot fourre-tout de « transhumanisme », sur la confusion largement partagée entre « être homme » (en tant qu’appartenir à une espèce) et « être humain » (dans le sens d’un mouvement de pensée qui met en valeur les qualités morales de l’homme : sens éthique, rationalité, altruisme). Le transhumanisme est lourd de ce contresens fondamental. Car comme l’a signalé Mike Kelley dans son essai, « Cultivation by Radiation » chez Kudo, « les parties du corps sont spécifiquement des organes sensoriels, et, qui plus est, ils ont été enfermés et exposés. Ces représentations post-nucléaires de l’Homme nouveausont celles de mutations impuissantes, coupées du corps et de la nature. Elles sont le résultat de transgressions scientifiques et leur survie dépend de la technologie prosthétique. »
La fabrique du corps à laquelle faisait allusion Vesalius désigne à la fois une fabrication et son résultat. Le corps humain est le résultat de cette fabrication de la Nature qui agit avec une volonté et des intentions. Mais chez Plny et chez Kudo, le corps humain n’est plus seulement l’œuvre d'un sage artisan qu’on peut appeler Dieu, Créateur, Nature mais bien l’homme lui-même. Chacun de nous serait ou sera l’artisan de cette nature augmentée, hybride.
Comme une sorte d’incipit à son ouvrage, Vesalius proposait comme illustration un cadavre féminin, au moment même où l'anatomiste, tournant son regard vers nous, désigne l'utérus d'une main et le squelette de l'autre célébrant ainsi la victoire de la vie sur la mort. C’est bien à cette triple question ontologique que le travail de Kudo et de Plny nous invite à réfléchir. Qui sommes nous ? Qui voulons-nous être ? Et qui serons-nous ?