L’être humain ne doit jamais cesser de penser. C’est le seul rempart contre la barbarie. Action et parole sont les deux vecteurs de la liberté. S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare.
(Hannah Arendt : La banalité du mal.)
C’était le 16 avril 2017. À Marseille.
Assis face à la mer, profitant en cette fin de journée d’un soleil qui jetait ses derniers rayons, je tergiversais et hésitais à « monter » à La Friche Belle-de-Mai afin d’y découvrir l’exposition qu’Antoine de Galbert et Paula Aisemberg m’avait intimement conseillé d’aller voir. C’est donc avec ce sentiment d’une obligation que l’on doit respecter que je pris le chemin de l’exposition, persuadé qu’en vingt minutes « ce serait fait » et que ma visite confirmerait une impression première somme toute assez mitigée, impression basée sur les images qu’internet m’offrait.
J’en ressortirai en fait 1h30 plus tard, anéanti et bouleversé. Anéanti par «l’histoire» bien sûr de cette petite fille rom qui, après s’être cachée avec sa famille, fût arrêtée puis envoyée à l’âge de 10 ans dans les camps de concentrations nazis (ceux d’Auschwitz, Ravensbrück puis Bergen-Belsen) avant d’en réchapper et qui décidera quarante-cinq and plus tard de porter à la face du monde le témoignage du génocide des roms (sur les 700 000 tziganes d’Europe, entre 300 000 et 500 000 auraient péri). Et bouleversé aussi car j’étais face à une œuvre, face à un diamant aux multiples facettes. À la fois noires, glaçantes, tristes, effroyables, mais aux facettes toutes aussi sublimes, pleines d’espoir et irradiantes.
Aussi, au sortir de l’exposition (dont il faut ici remercier son commissaire Xavier Marchand), mon doute quant à représenter l’œuvre de Ceija Stojka n’avait pas changé mais il s’était déplacé. Convaincu d’être face à une œuvre exceptionnelle, je m’interrogeais sur la pertinence et surtout «le droit» d’introduire dessins, gouaches, peintures dans une galerie et d’en faire ainsi « commerce ». Comment (au-delà du fait que Ceija elle-même de son vivant a vendu certaines de ses œuvres) concevoir la fonction qui serait la mienne si je décidais en accord avec son fils Hodja et sa belle-fille Nuna de présenter son travail à la galerie ? Qu’ai-je le droit de dire ? Le droit de ne pas faire ? Le devoir de dire ? Le devoir de faire ? C’est dans ce constant va-et-vient entre droit d’un côté et devoir ou obligation de l’autre que je passais deux semaines de réflexion.
La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative, écrit Simone Weil. Un droit n’est pas efficace en lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond... Cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l’être humain.
Avoir une galerie c’est croire qu’on a une responsabilité et une influence (si minuscules soient-elles) dans ce monde qui nous entoure, qu’on agit en passeur.
Être galeriste de l’œuvre de Ceija Stojka, c’est se dire que nous aussi nous pouvons essayer de porter ce message qu’elle a tenu à nous transmettre. Un témoignage atroce et insoutenable mais aussi un témoignage d’une force de résilience formidable comme si au travers de ces oeuvres renaissait l’art du Kintsugi, cet art traditionnel japonais qui consiste à réparer un objet cassé en soulignant ses cicatrices avec de l’or au lieu de les cacher.
Voir les œuvres de Ceija, c’est faire l’expérience (toute relative bien évidemment) de l’entreprise de destruction de l’homme par l’homme, de l’horreur du monde. Une expérience vécue à hauteur de l’enfant qu’elle était et qu’elle est miraculeusement restée lorsqu’elle décida de peindre et dessiner l’impensable.
Car les mots mêmes, sans doute, ne suffisaient pas.
Ceija Stojka est née en Autriche en 1933, cinquième d’une fratrie de six enfants dans une famille de marchands de chevaux rom. Déportée à l’âge de dix ans avec sa mère Sidonie et d’autres membres de sa famille, elle survit à trois camps de concentration, Auschwitz-Birkenau, Ravensbrück et Bergen-Belsen.
C’est seulement quarante-cinq ans plus tard, en 1988, à l’âge de cinquante-cinq ans, qu’elle ressent le besoin et la nécessité d’en parler ; elle se lance dans un fantastique travail de mémoire et, bien que considérée comme analphabète, écrit plusieurs ouvrages poignants, dans un style poétique et très personnel, qui font d’elle la première femme rom rescapée des camps de la mort à témoigner de son expérience concentrationnaire, contre l’oubli et le déni, contre le racisme ambiant.
Son témoignage ne s’arrête pas aux textes qu’elle publie (4 livres au total entre 1988 et 2005), et qui très vite lui attribuent un rôle de militante, activiste pro-rom dans la société autrichienne. A partir des années 1990, elle se met à peindre et à dessiner, alors qu’elle est dans ce domaine également, totalement autodidacte. Elle s’y consacre dès lors corps et âme, jusqu’à peu de temps avant sa disparition en 2013. Son oeuvre peinte ou dessinée, réalisée en une vingtaine d’années, sur papier, carton fin ou toile, compte environ un millier de pièces. Elle a été présentée en Allemagne, Autriche, et récemment à la Friche Belle de mai, Marseille et à la maison rouge, Paris.