« Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi
Mon amour le couvre au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ? »
(Paul Verlaine)
Glaciers d’un bleu transparent drapés comme de vieilles saintes dans leurs voiles, morceaux de montagnes célestes comme des reliques d’une autre ère, il règne une atmosphère mystico-tragique sur l’étude de Beba Stoppani. L’étendue gelée, divine sentinelle, d’ordinaire si imposante dans sa démesure, semble frappée d’un mal étrange. Dans ce décor aux reliefs calfeutrés, aux particules de glace disloquées, le temps n’est pas suspendu mais en retrait, conscient et résigné : il demeure, fragile, face à l’adverse et vorace temporalité de l’âge de l’Homme.
Sublimé par le geste artistique, le sujet de fond brûle les consciences : la fonte accélérée des glaciers alpins, et plus particulièrement celle du glacier du Rhône en Suisse. Lui-même berceau du fleuve européen du même nom, qui traverse la Suisse puis le Sud-ouest de la France pour se jeter dans la mer Méditerranée.
Depuis 1856, le glacier s’est délesté de 350 mètres d’épaisseur et recule considérablement. Il perd 5 à 7 m de couche chaque année dénudant le site de son manteau de neiges pétrifiées, sous le regard impuissant des amoureux et habitants de la région. La grotte de glace bleue, creusée dans la glace depuis 1870 et de fait attraction touristique caractéristique, est aujourd’hui recouverte de grandes couvertures blanches réfléchissantes. Un artifice de fortune conçu pour la protéger de la chaleur du soleil et réduire la fonte de 70%.
Ce sont ces mêmes couvertures que l’on retrouve sur les photographies de Beba Stoppani, présentées à la Galerie Spazio Farini 6 à Milan. L’artiste, forte d’un amour inconditionnel pour la nature, source centrale de son inspiration, est prise de désarroi lorsqu’elle se retrouve témoin en 2015, de l’impact de la vague de chaleur de juillet qui atteint des sommets ; les excursions à haute altitude jugées trop dangereuses sont pour cause interdites. Elle pour qui les montagnes sont une passion filiale, transmise depuis son aïeul Antonio Stoppani, grand géologue du XIXème siècle, spécialiste des glaciers et auteur du livre Il bel paese (le beau pays en italien) [1] , en passant par son grand-père Luigi Stoppani chasseur alpin. Ce travail photographique intitulé 0° à 5000 m, cristallise l’absurde mise à mort de cette cryosphère, ces forces telluriques aux couleurs froides cosmiques, diamants monumentaux désormais vestiges minéraux.
Le glacier avec ses ailes de tissu abattues autour de lui fait penser à un ange déchu. Parmi les différents formats et installations de son étude, l’artiste engagée a nommé ses plus grandes photographies Pietas comme une référence à la Pietà ou « Mater dolorosa », sujet religieux de prédilection de Michel-Ange, représentant le Christ sacrifié dans les bras de sa mère. Seulement ici, c’est la montagne, matrice maternelle, qui se retrouve martyre – prisme naturel des conséquences du réchauffement climatique – de l’indifférence des hommes.
Beba Stoppani sur le champ de bataille entre le Ciel et la Terre, comme une enfant en souffrance, recueille les derniers silences du glacier, prodigues d’une sagesse de l’éternité qu’elle immortalise et nous transmet.
[1] Ouvrage de vulgarisation des sciences géologique et géographique de l’Italie paru en 1876, pilier de l’éducation de plusieurs générations d’italiens et hommage à son pays.