Martin Kersels n’était pas encore né lorsque François Dufrêne rejoint en 1946 les Lettristes peu de temps après leur formation. Dufrêne n’a connu que Paris, la guerre et ses convulsions. La France digère mal les sombres heures de l’occupation. L’art qui suit s’en ressent : morose et existentiel. La peinture est grave et la poésie se fait « blanche », muette. Kersels naît en 1960 en plein California Dream. L’histoire est connue : la Californie des années 1960 est le territoire de toutes les émancipations.
Rien sur le papier ne semble donc réunir deux artistes qui ont émergé dans des contextes fort éloignés. Et pourtant, au sortir de la guerre, Dufrêne et ses amis lettristes furent les premiers à faire exploser les torpeurs académiques européennes.
En 1952, Dufrêne produit le film Tambours du jugement premier. Sans pellicule et sans image projetée, l’action est dans la salle. Ce film est certainement le premier happening français de l’après-guerre. Toujours en 1952, il est l’un des cofondateurs de la revue Le Soulèvement de la Jeunesse, bouillant préambule de mai 1968. Les lettristes sont également parmi les premiers à aborder frontalement l’homosexualité, la prostitution, la drogue au travers de leurs dérives psychotropes ou les minorités exploitées par leur engagement auprès de rebelles algériens. Eux aussi vont donc très loin dans l’émancipation. Mais leur histoire est bien moins connue, elle est « secrète » écrivait Grail Marcus à leur propos.
Dufrêne est poète, résolument poète. Il est même l’un des premiers à introduire des sons enregistrés dans ses poèmes ou à modifier ces derniers par des collages de bandes magnétiques. Les mots sont pour Dufrêne des projectiles. Tous ceux qui l’ont connu se souviennent d’une formidable présence scénique, avec ses fameux Cri-rythmes et performances vocales qui désarticulent la sémantique. Artiste plasticien, il le devient par la rencontre en 1954 avec Raymond Hains et Jacques Villeglé qui lui permettront de prolonger ses expérimentations lettristes en devenant un « affichiste ». Mais Dufrêne expose ses affiches décollées à l’envers, les nommant Dos, Dessous ou Envers.
Ce subterfuge donne une patine très particulière à ses toiles tout en inversant le sens de la lecture des mots contenus sur les affiches.Martin Kersels n’est pas poète. Mais il est lui aussi un performeur exceptionnel qui a commencé en 1984 à jouer avec les contraintes de son corps encombrant. Ses sculptures ou ses dispositifs sont souvent des prétextes à produire toutes sortes d’action comme Rickety, (2007), scène entièrement constituée de « vieux meubles cabossés ». Orchestra for the idiots, (2005), est, quant à elle, une installation composée d’une vingtaine d’objets sculptés issus d’éléments hétéroclites, « à portée de main », destinés à être activés afin de produire un concert bruitiste dont l’artiste est le seul metteur en scène. Si Kersels ne travaille pas sur l’envers, il renverse véritablement les choses, comme cette Tumble Room, (2001), architecture de chambre de petite fille à échelle 1, bien ordonnée, qui subit un mouvement circulaire sur lui-même, jusqu’à la destruction totale de son mobilier intérieur.
Martin Kersels présente sa Disc-O-Graphs (Disques-O-Graphiques)constituée d’objets construits par agencements de morceaux de meubles et des pochettes de disques de musique pop. Dans les autres salles, une pièce de Dufrêne de 1964 décompose en lettres distinctes (le principe fondamental du lettrisme) le mot Mot Nu Mental. Il se dégage de ces deux ensembles un jeu d’associations de formes et d’images, le tout dans un exercice de surimpression. Se dégage aussi une sensation d’obsolescence, une volonté de faire avec de l’ancien, de récupérer ce qui peut encore exister. Il n’y a rien de numérique dans tout cela, comme si les années 50 et 60 du siècle passé se rejoignaient par des voies distinctes. Il y a surtout la volonté de réunir deux artistes fondamentalement hors-normes, qui n’ont eu de cesse de « renverser la nappe » comme on dit quand on veut bousculer les codes de la bienséance. Le mot « monumental » leur colle à la peau, au sens propre comme au figuré.