Le réalisme, dit-on, sert de miroir au monde. Si tel est le cas, l’œuvre de Julien Berthier – scrupuleusement « réaliste » dans sa forme – nous montre, premièrement, que le miroir lui-même est un objet matériel appartenant au monde, et deuxièmement, que notre reflet se révèle souvent, avouons-le, un brin ridicule.
Pour cette neuvième exposition personnelle de l’artiste à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois (la première en 2001), Julien Berthier prolonge son exploration menée tout au long de sa carrière, de la façon dont l’art entre en relation avec le monde (la société, le paysage urbain, l’espace public, le capitalisme, la « nature »…) et inversement, de la façon dont ce monde entre en relation avec l’art. Cette exposition entremêle des idées complexes autour du temps, du principe de causalité, du statut et des fonctions de l’art contemporain, et de la parfaite absurdité du monde dans lequel nous vivons – ceci avec un humour et une perspicacité caractéristiques, et une délicatesse rare.
Point de départ de l’exposition, Les Monographies (2018) est un ouvrage composé de cinq monographies existantes d’artistes très différents : Julia Wachtel, Doug Aitken, Robert Smithson, Sophie Calle, et Roman Signer. Chaque livre a été découpé horizontalement, et l’ensemble reconstitué de sorte que la tranche indique « Juli-en Bert-hie-r ». L’œuvre suggère que l’originalité n’est jamais absolue, et affirme que tous les artistes sont – du moins en partie – le produit de leurs prédécesseurs, qu’ils en soient conscients ou non, mais avec finesse et malice. Julien Berthier décrit l’objet comme un « cadavre exquis très étrange » dont la forme offre une myriade de possibilités collagistes. Berthier semble tout à la fois en revendiquer et en céder la paternité.
Si Les Monographies intègrent l’appropriation d’autres artistes, le reste de l’exposition, pour une grande part, revisite ou resitue le travail de Berthier à partir de nouveaux points de vue. Parmi une sélection de photographies prises en Europe, en Amérique, et en Afrique tout au long de sa carrière figurent comme sujets des curiosités du quotidien observées avec ironie, tandis que d’autres documentent des projets antérieurs. Entre les mains de Julien Berthier, des détails précédemment ignorés peuvent mener à de grandes idées (ou à la faillite de grandes idées). Certaines images nous montrent des aspects du monde tels que Berthier les observe ; d’autres, tels qu’il les a créés. Les différencier n’est pas toujours aisé. De même, deux dessins – intitulés, avec un haussement d’épaules, Rien de spécial (2017) – montrent une œuvre d’art au sommet d’un bâtiment, vue sous des angles légèrement différents, à neuf mois d’intervalle. Mais l’œuvre – des lettres capitales formant les mots « Rien de special » (quoi d’autre ?) – est presque secondaire. Même le style du dessin est impersonnel et plat.
D’une tout autre manière, Les Chutes (2018), une nouvelle série de sculptures murales, voient aussi Berthier revisiter ses travaux passés. Ces sculptures peuvent sembler abstraites ; en fait, chacune tire sa forme du sous-produit d’une œuvre précédente, réalisée au cours de ces quelque dix dernières années. Certaines ont vu le jour à des fins d’expérimentation ; d’autres étaient des modèles de socles destinés à des sculptures achevées ; d’autres encore n’étaient que des chutes issues du processus de fabrication – une entame, ou un angle, découpés ici ou là. Dans chaque forme, quelque chose a retenu l’attention de Berthier, et elles ont attendu dans son atelier l’heure de leur redécouverte. Aujourd’hui, il les a ramenées à l’échelle humaine – comme des masques, fait-il remarquer – en utilisant le même matériau qu’à l’origine : aluminium, caoutchouc, bronze, contreplaqué ou bois exotiques. Il y a peut-être un impératif éthique derrière cette récupération, mais qui n’est pas réductible à quelque chose d’aussi simpliste que du recyclage. Ce n’est pas un écosystème fermé : one thing leads to another, comme disent les Anglais.
Cinq secondes plus tard (2017 – en cours) procède d’une logique consécutive semblable. Pour cette série de peintures, Julien Berthier a collaboré avec des restaurateurs d’art professionnels afin d’adapter des tableaux du XIXe siècle – relativement insignifiants, quoique de bonne facture – de façon à refléter dans les scènes illustrées un décalage avec l’original, comme nous l’indique le titre, de tout juste cinq secondes. Ce laps de temps est déterminant. Il est bien sûr absurde par sa précision (imaginez la conversation entre l’artiste et le restaurateur !) et peut sembler moqueur vis-à-vis de certaines méthodes d’analyse de l’histoire de l’art. De plus, Berthier n’a pas transposé le tableau dans un futur lointain, mille ans plus plus tard, où tout serait en ruines. Seuls quelques instants se sont écoulés. Qu’est-ce qui a changé ? Peu de choses, peut-être, mais c’est suffisant : une ombre se déplace (in)sensiblement ; un cheval et son cavalier sortent du cadre, faisant disparaître toute trace de narration (ce qui, de l’avis de Berthier, rend l’œuvre « plus contemporaine » – ne serait-ce que de cinq secondes…).
Ici, les interventions de Julien Berthier révèlent un sens de la dérision mesuré. Il n’est pas question de l’iconoclasme de certains artistes britanniques qui vandalisent les grands noms de l’histoire de l’art : le geste de Berthier est délibérément humble, et fait preuve de respect envers le professionnalisme des peintres originels ainsi que celui des restaurateurs d’aujourd’hui, dont la propre déontologie, depuis les restaurations outrancières du XIXe siècle, prescrit la réversibilité. Ici aussi, toutes les modifications peuvent être supprimées. L’art de Julien Berthier peut encore s’effacer. Tout au long de ce projet, et de cette exposition dans son ensemble, l’artiste demeure respectueux de l’art des autres, et se montre d’une modestie rafraîchissante à l’égard du statut de son propre travail.