Dans son atelier new yorkais, Marcel Duchamp avait laissé s’accumuler sur son Grand Verre, pendant des mois, un Élevage de poussière photographié en 1920 par Man Ray. Ce paysage noir et blanc aux allures de terrain vague vu du ciel rappelle que la poussière, la crasse et les marges ne cessent de perturber et d’ensauvager la création. Et si l’art n’était qu’une cochonnerie, une tentative de transgression vouée à questionner et enfreindre toutes les règles ? Dans l’obscurité des cavernes, dans celle des dépôts de métros ou des rues et impasses de nos villes, dans le noir de la magie des rituels vaudous ou des abysses d’Internet, les artistes sont des virus qui s’engouffrent dans les périphéries de nos mondes pour les hacker, les griffer et les salir, élargissant par le désordre les territoires de la création. En témoigne Pablo Tomek, artiste qui prélève du réel (pollué par l’homme) la matière première et précaire de son travail qu’il exerce toujours dans la contrainte de forces extérieures.
Derrière ses lunettes de vue, Pablo Tomek regarde souvent de travers. Deux pupilles tendance insolentes et franches, cultivant cette attitude corrosive que l’on retrouve chez ceux qui ont forgé leur réputation en mettant leur peinture au dessus des lois. Les rues de Paris connaissent bien Pablo Tomek, qui les a fréquentées en y faisant ses premières expériences picturales: dans un passé proche, l’artiste dont le pseudonyme trahit volontairement des origines polonaises, s’est longtemps obstiné à corrompre l’académisme inoffensif du graffiti qui, à l’aube du XXIème siècle, s’épuisait dans un formalisme quasi artisanal et des dérives purement décoratives. Mais comme la rue appartient à la rue, à sa gratuité, à ses mésaventures et à ses impasses, l’artiste a aujourd’hui fait évoluer sa pratique, passant des rues de Paris à la Rue de Paris où il s’enferme très régulièrement dans son atelier au coeur du no man’s land industriel de Bobigny (9.3).
Un laboratoire où Pablo Tomek se met chaque jour au pied du mur et tisse des liens entre son flow et son attitude issue du graffiti de rue avec l’héritage de la peinture expressionniste abstraite tout en détournant des techniques et des esthétiques ouvrières qu’il repère dans l’espace public. Une rencontre entre la peinture en croûte moderne et la peinture utilitaire et anonyme qui colonise, l’air de rien, les paysages urbains.
L’artiste explique : « Les ouvriers étalent du blanc de Meudon - une peinture à base de craie diluée à l’eau - sur les vitres, pour se cacher des regards indiscrets. Cette pratique est caractérisée par des mouvements énergiques du bras et par l’empreinte des éponges utilisées. On rencontre ces peintures anonymes dans la ville, au hasard des rues : certaines sont opaques, d’autres moins, certains mouvements sont vifs et agressifs tandis que d’autres exécutés plus lentement produisent des formes douces et presque reposantes. «L’ouvrier artiste peintre» partage alors, aux yeux de tous, une peinture intimement liée à son état d’esprit, à sa condition et à ses émotions au moment où il agit. Il offre, volontairement ou non, une peinture expressive et abstraite en plein contexte urbain. Sa pratique propose alors une nouvelle forme d’occupation visuelle de la ville. En me réappropriant cette technique, le blanc initialement utilisé varie vers la couleur, pour finir par son contraire, le noir. Ce renversement permet de questionner les conséquences de cette pratique dans le champ de l’histoire de la peinture et de notre rapport à l’espace public.»
Pablo Tomek a les mains sales. Sa peinture est plongée sous tension : celle du corps à corps avec la ville, ses murs et ses normes, celle de la confrontation avec la toile. En atelier, Tomek presse ses éponges qui regorgent d’eau et de peinture pour saturer la surface de ses tableaux. La peinture qui née nait de cet étalement anarchique puis de sa quasi auto destruction au Kärcher fait alors écho aux touches de pinceaux pop de Roy Lichtenstein, aux taches insomniaques de Chistopher Wool, aux empâtements de Jean Fautrier et aux vitrines de Bertrand Lavier qui s’était approprié lui aussi des tableaux ouvriers. Dans la peinture encore humide et délavée, Pablo Tomek trace ensuite au doigt des signes bruts aperçus dans la rue, griffant sa peinture comme le font les touristes dans la poussière des villes, dans l’écorce des cactus ou sur la surface des murs antiques pour laisser une trace de leur passage. Un « S » américain surgit dans le noir, celui du bling bling teinté Hip Hop et repris pour le logo de la marque de street wear Stussy, ce « S » qui a marqué les cultures populaires et qui continue d’être tracé dans les cahiers des écoliers qui noircissent des feuilles pour tuer le temps. Ailleurs, une nature morte est improvisée: une pêche recouverte d’un vagin, comme la rencontre fortuite entre les emojis, ces petits signes graphiques qui traduisent nos émotions 2.0, et les graffitis tracés dans les pissotières publiques, ces écritures vulgaires qui trahissent l’humour corrosif et les frustrations qui hantent quelques marginaux. Les mots « TOY » et « GHETTO » frappent d’autres tableaux, rappelant que le graffiti est un jeu d’égo viril et de street crédibilité où l’écriture de son nom vise à devenir le Roi. Ailleurs, on retrouve un mégot (surement celui d’une pause clope, d’un ouvrier fatigué sur un chantier), une silhouette anonyme comme celles gravées dans les murs photographiés en clair obscur par Brassaï dans les années 1930 ou encore le dessin d’un flingue ou celui d’un palmier style carte postale et dont les traits naïfs rappellent ceux des tatouages piqués de manière précaire en prison.
En camouflant dans ses tableaux ces signes prélevés dans son environnement direct - celui de la rue et celui d’internet où il vagabonde à la manière des situationnistes -, Pablo Tomek prolonge à sa manière les obsessions des nouveaux réalistes. Comme l’écrivait Pierre Restany : « Les nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand Œuvre fondamental dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel dans des aspects de sa totalité expressive. Et par le truchement de ces images spécifiques, c’est la réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société qui est assigné à comparaître. »
C’est encore cette réalité brutale qui irrigue les installations de Tomek mises en scène pour la première fois face à ses peintures dans l’espace principal de la galerie Christophe Gaillard. Pendant plusieurs années, l’artiste a récupéré et stocké des bâches peintes par des anonymes ou parfois par lui-même, par accident, lorsqu’il les déployait sur les sols des rues pour faire croire aux passants que sa pratique de peinture de rue était légale. Ces tapis plastiques peints au rythme de l’aléa portent alors les ultimes traces et projections périphériques de peintures de rue déjà oubliées et effacées. Ces artefacts piétinés sont alors compressés et mis sous verre double vitrage volés, encadrés par des socles en polystyrène décomposés et soutenus par de la ferraille. Autant de sculptures qui empruntent leurs formes aux débarras que Tomek croisait au coin des rues et qu’il avait souvent repeints en chrome ou doré pour attirer notre regard sur ces natures mortes négligées.
En devenant faussement maitre-d’œuvre (MŒ), Pablo Tomek revisite de manière plastique et conceptuelle l’esthétique précaire et utilitaire des chantiers et des zones mortes des territoires urbains, et se joue de leur charge politique, comme celui de l’idéal des villes propres renvoyant à l’hypothèse de la vitre brisée, théorie au coeur des politiques sécuritaires actuelles. Observant la ville par ses failles et ses à-côtés, l’artiste extrait des rituels ouvriers et des objets délaissés un nouveau langage, souvent inachevé, au carrefour des marges de la peinture et des rénovations urbaines, sur fond d’institutionnalisation des pratiques undergrounds et de gentrification des quartiers populaires. Alors la peinture de Pablo Tomek ne fait pas mentir Roland Barthes qui écrivait à propos de l’œuvre de Cy Twombly2 : « prenez un objet usuel : ce n’est pas son état neuf, vierge, qui rend le mieux compte de son essence; c’est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu sali, un peu abandonné. Le déchet, voilà où se lit la vérité des choses.»