En 2014, alors qu’il avait commencé à enseigner la photographie à l’Akademie der Bildenden Künste de Nuremberg, Juergen Teller expliquait avoir donné un conseil générique à ses étudiants. « From the beginning, I told them their work should be about loving life. It shouldn’t be so much about the photography. To take photos, you have to love life – then you can photograph anything. »
Dans le cas de Juergen Teller – parce qu’il est probablement l’un des photographes actuels les plus sollicités et que ces sollicitations émanent de toutes sortes d’industries : celle de la musique, celles de la mode et de la publicité, celle de l’art – la question ne tarde pas à se poser de savoir ce qui relie ce qu’il photographie, et comment l’hétérogénéité spectaculaire des sujets imposés par ces industries diverses ou simplement imposés par lui-même, fait « œuvre ». S’il a incontestablement inventé un « style » et une esthétique spécifique à sa photographie et qui marque l’histoire de cette discipline, il faut bien reconnaître qu’il en a désormais suffisamment repoussé les contours pour que cela n’entrave en rien sa pratique, ni ne dégénère en académisme. Ce qui relie ce qu’il photographie tient plus dans le regard que dans les formes, les sujets, les techniques et s’il expliqua à ses étudiants que leur travail « should be about loving life », nul doute qu’il leur livrait une expérience personnelle.
L’exposition emprunte son titre à une série récente « Leg, snails and peaches, London 2017 ». A l’entrée de la Galerie « Leg, snails and peaches No.25, London 2017 » montre une mise en scène dans laquelle Juergen Teller est allongé sur le sol, portant un short et un hoodie aux couleurs du drapeau européen dans lequel les douze étoiles symbolisant les pays de l’Europe ne sont plus que onze, consécutivement au retrait de la Grande Bretagne. Sur le sol sont disposées des pêches, parfois séparées en deux lobes, et il tient dans sa main gauche un téléphone portable en mode « appareil photo » mais qui ne documente pas ce qui pourrait être l’action principale de la scène, et que lui-même ne regarde pas non plus tant il semble abandonné aux sensations que lui procure la présence sur sa jambe nue d’un Giant African Snail – un très gros escargot connu pour le danger que représente sa grande capacité de reproduction, et d’invasion. En somme, il y a fort à faire pour assembler les éléments de ce récit complexe, auquel on peut inventer des résonances politiques, écologiques – et essentiellement érotiques. Celles-ci semblent traverser toute l’exposition via la célébration de sensations : le contact du corps gélatineux de l’escargot sur la peau de la jambe, ailleurs sur le velours d’une peau de pêche ou le contact produit par la présence dans la cavité humide de la bouche d’un homme, d’une grenouille.
Ailleurs une jeune femme (Béatrice Dalle) pose sa bouche sur l’écorce d’un arbre – une photographie réalisée pour le magazine Man out of Town, et ailleurs encore un sein (celui de Raquel Zimmermann dans une campagne de publicité réalisée pour la marque Céline en 2017). L’exposition, qui combine aux séries récentes (Frogs and Plates, 2016) et inédites (Leg, snails and peaches, London 2017) des travaux réalisés pour d’autres industries (encore que dans le cas de Teller la distinction n’ait aucun sens), articule une évidente célébration de la vie en exposant les sensations simples induites par la nature – y compris dans la sécheresse des paysages désertiques photographiés au Sultanat d’Oman qui offrent un contrepoint littéral aux paysages – non exposés ici – du Suffolk réalisés en 2010, ou à ceux de forêts luxuriantes au Canada réalisés l’an passé pour le magazine System (« Paradise II, At Moments I Felt like Being in a Strange Dream in a Medieval Forest with 2 Naked Canadian Girls Doing Hula Hoops, Covered all over in Sweet Maple Syrup, No.70, System Magazine Supplement, Canada 2017 »). La trentaine d’œuvres qui composent « Leg, snails and peaches » forme assurément un ensemble « about loving life ». La photographie de Teller est caractérisée par sa bienveillance et son humilité : deux sentiments qui transparaissent toujours dans la manière dont il restitue ce qu’il photographie. Elle dépeint une époque structurée par le pouvoir et les rapports de force en utilisant radicalement les stratégies de son contraire.
Teller n’est jamais ironique avec les objets, les paysages et les personnages qu’il photographie – il se réserve en général ce traitement à lui même. L’extraordinaire « Self Portrait with Balloons, Paris, 2017 » le représente nu sur un lit recouvert d’un édredon blanc posé devant un mur envahi d’un lierre jauni par l’automne. La composition (qui évoque « Nude with Leg Up (Leigh Bowery) », 1992, de Lucian Freud) est complétée par un ensemble de ballons assemblés à une tige que Teller tient dans la main (ceux-ci renvoyant au portrait qu’il réalisa de Cerith Wyn Evans en 2011) qui, au passage, confirment son absolu talent de coloriste. Sa nudité fait écho au sommeil de la nature infligé par l’automne à la végétation : on voit distinctement le conflit entre le plastique triomphant des ballons gorgés d’air et les feuilles alourdies par leur décrépitude – qui déploient exactement la palette colorée du tableau de Lucian Freud. La situation est tout aussi « surréaliste » que celle qui installe une grenouille sur une pile d’assiette (inspirée par une photographie de Robert Mapplethorpe qu’il vit lorsqu’il eut l’occasion d’étudier les archives de Mapplethorpe pour une exposition). Elle s’oppose au naturel absolue d’une autre photographie (« Wildschweinmutter, Kolkata, India 2014 ») représentant un ensemble de gorets occupés à téter les mamelles d’une truie – quoi de plus naturel ? « To take photos, you have to love life – then you can photograph anything. »