Au cours des vingt dernières années, Ryoji Ikeda a développé un corpus d’œuvres comprenant des installations audiovisuelles monumentales et des performances présentées aussi bien dans des musées, des salles de spectacles, que des lieux publics. Il a aussi produit des albums, sortes de livres d’artiste qui fonctionnent comme un enregistrement ou une mémoire analogique d’œuvres dématérialisées. Plus récemment, il a commencé à créer des œuvres de format plus réduit, usant de supports tels que le papier et le celluloïd.
Cette exposition tire son titre d’une des œuvres exposées, π, e, ø, et réfléchit aux notions d’infini et de permanence. Elle est organisée en deux « chapitres » : le premier, plus immersif, consiste essentiellement en de larges projections audiovisuelles ; le second présente des œuvres analogiques sur papier ainsi que d’autres réalisées à partir de pellicules de film 16mm.
Dans la grande salle, sont présentées data.tron (WUXGA version) et data.matrix (n°1-10), qui font toutes deux partie de la série phare datamatics initiée par Ikeda en 2006 ; leur contenu audiovisuel provient de l’incessant flux de données qui nous entoure, mais qui demeure invisible et silencieux jusqu’à leur décodage par l’un des appareils nous servant de récepteur (téléphones, portables, tablettes, ou encore ordinateurs). Les données en transit sont autant de signaux électriques qui se déplacent d’un bout à l’autre du monde à la vitesse de la lumière, avant de devenir elles-mêmes du contenu. Quelle que soit sa nature, l’information est donc en quelque sorte immatérielle la plupart du temps ; c’est toutefois une matière qui impacte profondément notre perception et notre compréhension du monde. Les installations audiovisuelles immersives de Ryoji Ikeda matérialisent cette profusion de données, ce qui permet de prendre conscience de la façon dont elles peuvent modifier notre perception du monde en temps réel. La carte et le territoire ne sont plus dissociables, lorsque les fils d’actualités, les médias sociaux et autres moyens de communication instantanée font chacun partie intégrante de la société d’information dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Mêlant la réalité physique à la virtualité de l’architecture de l’information, Ikeda révèle comment ces deux niveaux de réalité créent ensemble une nouvelle condition parfois qualifiée de « réalité augmentée ».
Ryoji Ikeda joue souvent de forts contrastes perceptuels, en juxtaposant une salle obscure à une autre sur-illuminée dans le cadre d’une même exposition. Cette exposition est structurée de façon semblable, et consiste d’une part en un paysage de données immersif, et d’autre part en un espace accueillant des œuvres plus conventionnelles. Ces deux types de monstration relèvent toutefois de la même pensée sur les systèmes de représentation de données, ainsi que sur les problèmes liés à la présentation et l’interprétation de celles-ci.
Les différentes œuvres sur celluloïd exposées dans la salle « en pleine lumière » réfléchissent au changement perceptuel qui se produit lorsque le film n’est plus projeté. La réalité physique de ce matériau habituellement dissimulé se présente comme le pendant naturel des projections numériques installées dans la salle obscure : ce qui généralement n’est qu’un support de données devient ainsi un objet en soi, dotée d’une nouvelle signification. Cela rappelle les albums d’Ikeda, et la manière dont ils fixaient le temps, matérialisant des œuvres autrement éthérées.
Présentée dans un cadre, comme le serait un paysage classique, 4’33” consiste en des séquences de pellicule 16 mm correspondant à la même durée que l’œuvre éponyme de John Cage, datant de 1952. Dans son cas, Ikeda a choisi de matérialiser le silence, cette condition insaisissable bien qu’essentielle à la vie humaine. Le film, qui a été conçu en mouvement, est maintenant immobile, figé comme une relique qui donnerait corps à l’infini. C’est d’ailleurs aussi l’objet d’une autre œuvre sur celluloïd, π, e, ø, dont le titre fait référence aux nombres irrationnels qui représentent différentes dimensions de l’infini. Les œuvres sur papier, dont le format évoque le pixel, fonctionnent de manière comparable : leur surface lisse, blanche, grise ou noire, contient des informations presqu’invisibles, qui se trouvent être des fragments de ces mêmes nombres.
La forme des données dans l’œuvre immersive d’Ikeda peut au premier abord laisser le visiteur penser qu’il leur reste encore à être décodées pour devenir une forme de contenu. Mais le son et l’image transcendent largement le codage binaire inaperçu. Ce que l’artiste suggère donc est bien plutôt le fait que les 1 et les 0 peuvent être interprétés de multiples façons. Son travail aborde dès lors la notion de synesthésie et s’intéresse aux manières dont différentes interprétations de mêmes données peuvent résulter en un changement cognitif. Par exemple, que pourrait être le son d’une image, que pourrait être l’aspect visuel d’un son, si ces données étaient traitées sans tenir compte de leur nature ?
Les œuvres analogiques d’Ikeda révèlent peut-être l’aspect le plus captivant de sa recherche. En effet, alors qu’il est évident que tout contenu numérique requiert un lecteur pour être perçu, on pourrait être amené à croire que l’œil suffit à lire et interpréter la surface d’un objet analogique inerte, comme par exemple les gravures ou « dessins de celluloïd » de l’artiste. Dès lors, même si un appareil n’est pas forcément nécessaire pour déchiffrer ces œuvres, cela n’implique pas qu’il ne faille recourir à un autre système d’interprétation – la culture, au sens large du terme – pour en comprendre le contenu. D’une certaine manière, ces nouvelles œuvres interrogent l’obsolescence culturelle, ou la façon dont le passage du temps ou le changement de contexte culturel affecte notre entendement. En l’occurrence, envisager le celluloïd comme une simple surface plutôt qu’un support de données nécessitant l’intermédiaire d’un projecteur mène à une compréhension toute autre de cet objet et de sa signification.
Ryoji Ikeda travaille en séries, nombre desquelles sont en cours depuis plusieurs années. Cette méthode ancre sa recherche dans la riche histoire des expérimentations menées dans les deux champs du son et de l’image au siècle dernier, le sérialisme comme procédé incarnant quant à lui parfaitement la modernité. Alors que la notion de série existait déjà au XIXème siècle, notamment avec les peintures de meules de foin et de cathédrales de Claude Monet, c’est au cours des années 1960 que des artistes tels que Carl Andre, Dan Flavin, Donald Judd ou encore Sol LeWitt la conceptualisèrent véritablement, s’inspirant alors de la théorie de la musique. Les compositeurs avaient en effet commencé à travailler en série, s’éloignant délibérément du romantisme et de la subjectivité pour arriver à une simplicité formelle. Leur esthétique dès lors réduite à l’essentiel et dépourvue d’aucune sorte d’ornementation faisait aussi semble-t-il écho au rationalisme de l’architecture moderne environnante. Non seulement Ryoji Ikeda décline ses œuvres en série sous des titres identiques, mais sa recherche d’un langage audiovisuel, qui tend à toujours plus de pureté et de restriction formelle, résulte aussi en des travaux qui pourraient être qualifiés de « sublimes », un mot usité par les Minimalistes américains.
La pratique multimédia de Ryoji Ikeda a pour origine sa collaboration avec Dumb Type, un collectif pluridisciplinaire formé au milieu des années 1980 à Kyoto, dont les installations performatives faisaient tout aussi bien référence à l’art, qu’au théâtre, au cinéma expérimental ou encore à la culture populaire. Ikeda a rejoint le groupe au milieu des années 1990 et en est rapidement devenu un membre incontournable. Il est probable que la dimension théâtrale de son oeuvre résulte de cette collaboration, qui a culminé fin des années 1990 avec OR[1], une œuvre scénique dans laquelle son vocabulaire audiovisuel à venir se laissait déjà entrevoir.
D’autres influences méritent toutefois d’être mentionnées, dans les champs de la musique comme de l’art. Par exemple, la musique bruitiste et plus spécifiquement la scène « japanoise » sont des références permettant d’appréhender les paysages sonores micromécaniques de Ryoji Ikeda. De manière plus générale, il semble que les compositeurs s’intéressant à la musique sans instrument, ou encore à la spatialisation du son, aient aussi été une source d’inspiration : John Cage, sans doute - 4’33” doit bien sûr être compris comme un hommage au maître, mais aussi La Monte Young, qui a lié directement l’expérience du son à celle de la lumière et de l’espace. De telles préoccupations ont aussi informé la série Polytope de Xenakis, pour qui les conditions d’écoute étaient de même intrinsèquement liées à la perception de l’espace et de la lumière. Tous ces compositeurs ont par ailleurs joué avec la notion du temps, en laissant le spectateur décider de la durée de son expérience. Enfin, une dimension immersive renseigne l’ensemble de ces œuvres, dans lesquelles l’espace, la lumière et l’image sont censées provoquer et éveiller les sens des visiteurs à de nouvelles conditions d’écoute.
La lumière et le signal sinusoïdal, autrement dit les bases de l’image et du son, sont essentiels au vocabulaire formel de Ryoji Ikeda. À partir de ces deux éléments, il a élaboré une méthode de travail reposant de plus en plus sur les mathématiques et considérant la recherche menée par les mathématiciens comme la forme d’activité intellectuelle ou d’esthétique la plus pure : une expression au plus proche de la rationalité et de la logique absolue. Les mathématiques sont aussi, et sans doute plus que l’art, une structure linguistique touchant à l’universalité. Si l’œuvre d’Ikeda peut être interprétée comme totalement ouverte, l’extrême précision formelle sous laquelle elle se décline tendrait à supposer l’inverse. Quoi qu’il en soit, sa force d’évocation et l’intensité perceptuelle qu’elle induit chez le spectateur suggèrent en fin de compte l’universalité d’un langage qui précéderait celui des mots.