S.M.A.K. invite l’artiste franco-algérien Kader Attia à l’occasion du dixième anniversaire de la formation textile au KASK/Hogent de Gand. L’exposition Réparer l’Invisible montre une nouvelle installation basée sur sa collection d'anciens textiles collectés lors de ses séjours en Afrique. Ils portent tous les traces de réparations manuelles restées visibles. La réparation traditionnelle, son processus inhérent d’appropriation et d’acceptation, est à la base de son exploration de notions de traumatisme et de réparation dans notre société globalisée via son concept du ‘Repair’. La vidéo Réfléchir la Mémoire, pour laquelle l’artiste a reçu le Prix Marcel Duchamp en 2016 est présentée pour la première fois en Belgique avec cette exposition.
« Il m'a fallu plusieurs années avant de comprendre, après avoir longtemps regardé un tissu réparé congolais de l’ethnie Kuba que l’on appelle Nchakokot, à quel point la réparation est surtout une signature anonyme. Celle d'un individu à destination de son groupe social d'appartenance, montrant son rapport décomplexé à la blessure, c'est-à-dire au temps qui passe.
Depuis toujours les tissus déchirés, réparés avec une pièce parfois petite, parfois grande, parfois parfaitement intégrée au tissu dans une nuance ton sur ton, ou au contraire totalement en contraste avec la nature colorimétrique du tissu, signent des réparations qui relèvent de l'opposé de ce que la modernité occidentale a toujours défendu, depuis l'avènement de l'Âge de la Raison. Réparer signifie, étymologiquement, dans la culture occidentale, retourner à l’état original, donc nier la blessure. Dans les sociétés traditionnelles, africaines, asiatiques, et même anté-modernes occidentales, réparer signifiait montrer que l'on a traité la blessure, donner une place aussi importante à cette réparation qu'à la blessure, bref, donner une seconde vie à la chose blessée.
C'est la raison pour laquelle les tissus réparés sont pour moi non seulement un objet d'étude, mais aussi une forme de création. Je collecte depuis des années ces très vieux tissus, essentiellement glanés en Afrique, où je travaille régulièrement d’Alger à Dakar. Je les présente aujourd’hui dans cette exposition parce que les réparations de ces tissus nous enseignent ces choses en silence, que nous avons perdues, cet univers dont nous avons été soustrait et que nous nous efforçons d'effacer... Nous sommes pétris de croyances illusoires comme celle de la supériorité par la technologie sur les cultures traditionnelles.
La réparation incarne tout l'intérêt politique qui articule les échanges en tous genres de nos sociétés, puisque politique veut dire «vivre ensemble»: entre les hommes, les rapports des individus à leur groupe d'appartenance, le déni et peut-être même le futur, puisqu'il incarne de facto le fait de rejouer le passé dans le futur (un futur antérieur).
La réparation traditionnelle a toujours signé le temps qui passe en l'assumant avec le relief, la couleur parfois, la subtilité du détail marqué qui recouvre la blessure pour la révéler (parfois même en se réappropriant, ou «cannibalisant» (pour utiliser ce terme cher à Oswald de Andrade) les restes d'objet d'une autre culture) – comme s'il fallait vivre avec, assumer, ne pas être dans le déni; c'est sans doute ce que notre société contemporaine devrait apprendre de ces objets qui relèvent du quotidien: d'une métaphysique du quotidien. Parce qu'ils nous relient à cette part de nous-mêmes jamais vraiment disparue... »