Dans son livre La chair des mots, Jacques Rancière examine la relation intime qui lie la poétique à la politique et défend une hypothèse selon laquelle la poésie, même dans sa forme lyrique, voire subjective, s’articule inconsciemment ou volontairement autour des idées politiques, les résume en formes visuelles et métaphoriques et les intègre harmonieusement dans l’imaginaire collectif. Sa position fait d’autant plus écho à l’œuvre de Karishma D’Souza, que celle-ci cherche dans sa pratique artistique à croiser consciemment ces deux dimensions, afin de souligner leur caractère co-dépendant. En effet, la poésie des formes lyriques, simples, presque naïves, que crée Karishma D’Souza, est saturée de références renvoyant à des réalités politiques concrètes et souvent violentes. Cependant, Karishma D’Souza ne se contente pas de mobiliser la force poétique pour aborder la politique ; elle cherche également à sublimer les formes contingentes provenant du contexte politique, afin de remonter aux origines universelles et ressusciter les discours nobles, mais quasi oubliés des ancêtres.
D’origine indienne, Karishma D’Souza s’inspire de l’environnement dans lequel elle a grandi. Dans sa deuxième exposition personnelle à la galerie Xippas à Paris, les images pastorales des tableaux de Karishma D’Souza transportent le spectateur à la campagne ou au pied de l’Himalaya, en lui permettant de contempler des paysages harmonieux et paisibles. Rien ne semble déranger la quiétude de ces scènes ; cependant, l’harmonie qui leur est propre n’est qu’une apparence.
La situation politique en Inde à laquelle les peintures de Karishma D’Souza font implicitement référence est loin d’être simple : le développement économique et industriel a creusé l’écart entre les classes et a même aggravé la stratification sociale, préconfigurée et installée depuis des siècles par le système polémique des castes. Cette organisation archaïque des comportements sociaux est considérée par l’artiste comme un atavisme ; ainsi, l’une de ses références est le discours d’Ambedkar, intitulé Annihilation of Caste. Depuis les années 1930, moment où le project of Unseeing est mis en œuvre, on évite de parler de « castes » ou des « intouchables » dans les discours officiels et à partir de 2004, la propagande nationale glorifie l’idée d’India Shining. On ne parle que d’une évolution positive, de l’augmentation des richesses et du développement des industries, en omettant de parler de la situation sociale violente où les castes régissent toujours les rapports humains.
Parmi les œuvres les plus anciennes de Karishma, certaines ont été réalisées dans des tonalités sombres, afin de contredire l’idée de brillance cristallisée dans le slogan d’India Shining. La critique de ce phénomène devient encore plus subtile dans ses peintures récentes, où la luminosité douce et paisible, comme si elles étaient éclairées de l’intérieur, cherche à parodier l’effet même que supposait la métaphore.
La dimension politique n’est toutefois pas la seule à être mise en œuvre dans les peintures de Karishma D’Souza. Certes, l’artiste cherche à montrer les contradictions propres au double discours politique, mais son objectif principal est autre. L’aspect politique du réel contemporain n’est révélé que pour être sublimé dans la transformation poétique du monde. Pour parvenir à cette sublimation, l’artiste a puisé son inspiration dans la poésie soufie et dans les textes littéraires occidentaux, permettant ainsi un retour aux racines, à la pureté originelle des choses, à l’innocence du regard ; en d’autres termes, à l’universel. Cette dimension devient même plus évidente si l’on considère la technique adoptée par l’artiste. Ce sont des peintures à mi-chemin entre la vision religieuse, voire mystique, et poétique, que Karishma D’Souza crée, tout en traduisant des éléments archétypiques en métaphores visuelles contemporaines. S’inspirant des miniatures du Rajasthan, réalisées avec un pinceau très fin, l’artiste les réinterprète et les agrandit sans perdre les liens avec leur technique de réalisation initiale, aussi méticuleuse que détaillée. À l’instar de la pratique iconographique des icônes, qui n’autorisait à représenter Dieu que sous une forme bidimensionnelle et imposait l’utilisation codée et référencée des couleurs, Karishma D’Souza construit son propre vocabulaire connoté et paradoxal, qui demeure toujours polarisé entre vision politique et vision poétique. Le premier sens renvoie à des réalités violentes tandis que le second s’y oppose, cherchant à entreprendre un acte de sublimation. Ainsi, la couleur or renvoie à la fois à l’idée de vanité et à celle de richesse intérieure ; le bleu à l’agitation politique rebelle et à la paix. L’artiste cherche également à toucher au divin, ou si l’on traduit cela en termes métaphysiques, à la source de toute chose, à l’origine ultime. La luminosité propre à ses tableaux ne doit pas se comprendre uniquement comme une apparence du paradis, parodié à travers la référence implicite à l’India Shining, elle incarne aussi l’idée d’harmonie véritable, de quiétude recherchée et enfin retrouvée. Les espaces éclairés, lumineux, quasiment privés d’ombre, fonctionnent comme des réservoirs imaginaires où l’essence des choses peut être reconnue, car elle devient enfin visible : la vérité des formes ainsi que les formes véritables ne se dévoilent qu’à travers la lumière brillante de la révélation. C’est cette expérience mystique née de la contemplation des icônes, que l’artiste cherche à reproduire en créant, elle aussi, de nouvelles icônes contemporaines.
L’idée de paradis retrouvé est plus manifeste encore lorsque l’on considère les inspirations littéraires qui guident Karishma dans sa pratique artistique. On y retrouve des liens multiples avec les textes de Kabir (poète mystique du XVe siècle), au côté de références bibliques (Ézéchiel), poétiques (Emily Dickinson, Robert Frost, T.S. Eliot) ou encore philosophiques (par exemple, Spinoza). Ces auteurs qui ont vécu dans des temps et contextes différents, se sont tous lancés à la recherche de Dieu. En termes plus séculaires, ils ont tous cherché l’harmonie ultime, le paradis à la fois personnel et commun. Chez Kabir, il prend la forme de Premnagar, la Cité d’Amour ; chez T.S. Eliott, il se résume dans une métaphore, celle d’un jardin de roses qui réapparaît avec obsession dans ses écrits ; chez E. Dickinson, c’est l’union avec le Dieu ; chez Spinoza, c’est l’Amour.
Malgré les différences – de temps, d’espace ou d’origine – ce à quoi les hommes aspirent le plus reste intact dans le contenu, même si la forme change. De cette idée vient le titre de l’exposition : les ancêtres sont la source de tout ; ce sont toutes ces origines, multiples mais unifiées, que l’on partage comme on partage la mémoire collective, car cette dernière est tissée de visions, de symboles, de métaphores universelles. Pour Karishma D’Souza l’héritage ancestral, c’est la nature qui nous entoure et nous relie à nos origines. Les ancêtres sont « démocratiques » : leur connaissance n’est prédéfinie ni par l’appartenance aux classes ou aux castes, ni par le niveau d’éducation, comme le passé qui nous conditionne, ils appartiennent à tous.
Parmi les dernières lectures de Karishma D’Souza, La Conférence des oiseaux , texte écrit au XIIe siècle par le poète soufi Farid-ud-din-Attar, illustre cette idée. Trente oiseaux pèlerins se mettent en route à la recherche de Dieu et traversent sept vallées – la vallée de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du détachement, de l’unicité de Dieu, de la stupéfaction et de la pauvreté et de l’anéantissement – pour ne le trouver qu’en eux-mêmes, car il n’y a nulle dualité, nul écart entre le divin et le vivant. Pour Karishma d’Souza le divin est donc en nous ; le paradis, l’harmonie, l’universel sont en nous. Il nous reste à retrouver introspectivement le chemin qui y mène et qui était tracé par nos « ancêtres » – « Et j’ai répété d’anciens chemins comme si je recouvrais un vers oublié ».